Joyce et Tony : Chic et choc
Live at Wigmore Hall
Album de 2 CD; Erato
Joyce DiDonato conduit une carrière exemplaire, exigeante, lucide, rigoureuse. La mezzo native du Texas excelle tant à l’opéra (Mozart, Haendel, Rossini, Donizetti, Bellini, Massenet, Strauss… ) qu’au concert: certains lecteurs d’Utmisol ont eu la chance d’applaudir son splendide récital au Capitole en mars 2013 avec l’ensemble Il Complesso Barocco, largement inspiré de son CD «Drama Queens», composé d’airs extraits d’œuvres entre autres de Haendel, Hasse, Vinci, Porta. Tout différent s’avère le projet de son nouveau double CD enregistré avec son complice «Tony» – entendez le grand chef d’orchestre Antonio Pappano – qui retrouve son expérience et son expertise premières de pianiste répétiteur et d’accompagnateur de chant. «Joyce et Tony, Live at Wigmore Hall», tel est le titre complet de cet enregistrement (septembre 2014) où la présence du public manifestement conquis porte les deux complices. La salle n’a pas été choisie au hasard: c’est celle, londonnienne et prestigieuse, où Joyce a passé en 1997 son premier concours de lieder et de mélodies!
Deux CD, deux âges et expressions du chant différents, deux langues aussi. Le premier (42 minutes) regroupe des pages italiennes essentiellement de Haydn, Rossini et Santoliquido. Le second (52 minutes) en anglais se tourne vers la musique américaine du XXe siècle et la comédie musicale – que la chanteuse rêvait depuis longtemps d’aborder – pour offrir quatorze courtes pièces (entre 3 et 5 minutes chacune) de Foster, Kern, Rodgers, Arlen ou Villa-Lobos.
Certains critiques reprochent à la mezzo américaine une forme d’art trop «fabriqué», scolaire» même, avons-nous lu, et dès lors un certain manque d’émotion. Pour beaucoup, la mariée est toujours trop belle! Devant tant d’art, de technique et de beautés réunis, on devrait baisser les armes et savourer. Il faut plaindre ceux qui, professionnels ou amateurs, n’aiment pas aimer. Fabriquée, cette conversation entre amis autour du piano? Scolaire, ce tutoiement entre l’instrument et la voix? Forcées, cette intimité, cette amitié entre les deux artistes? Rien ici n’est conventionnel, convenu, appliqué. On est ému et on sourit, passant d’un «affetto» à un autre avec un sens du dosage, de changement d’humeur, un humour et une expression dramatique qui emportent toute réserve. On n’analysera pas ici tous les airs qui composent l’album, ne serait-ce que pour laisser à l’auditeur le plaisir de les découvrir.
Le disque s’ouvre sur la cantate de Haydn «Ariane à Naxos» (1789), œuvre vocale du compositeur que Rossini préférait, dit-on, et écrite pour voix et clavier – et non pour l’orchestre, comme on l’entend parfois. S’y exprime le désespoir de l’héroïne délaissée, s’éveillant et découvrant que Thésée l’a abandonnée. On retrouve dans les paroles et le dénouement tragique l’écho des vers fameux de Racine: «Ariane, ma sœur, de quel amour blessée, [… ] Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée». Deux récitatifs et deux arias permettent à toute une gamme de sentiments, d’affects de se manifester. La grande tragédienne qu’est Joyce DiDonato fait entendre un chant bouleversant, tant dans l’élégie que dans la fureur de l’amour trahi (Ah les reprises finales sur «barbaro ed infidel») où l’on peut apprécier notamment la longueur du souffle, le sens des couleurs, l’engagement dramatique. Le piano n’est pas en reste dans cette longue page (près de 20 minutes), créant des climats sonores d’une grande délicatesse ou d’une puissante intensité. Il suffit d’entendre la lente exécution du prélude, sa respiration, pour pressentir que l’accompagnement d’Antonio Pappano n’est pas rencontre de markéting, mais le travail précis, chaleureux, attentif, au service d’une autre artiste et des œuvres qu’ils ont choisie de «chanter» ensemble.
Les ‟petits” Rossini offrent deux plages bienvenues, sensuelles ou enlevées – la célébrissime Danza – avant une vraie découverte, du moins pour moi, celle de Francesco Santoliquido (1883-1971): ce n’est pas le moindre mérite de ce disque que de faire mieux connaitre l’œuvre discrète de ce musicien italien. La première de ses mélodies évoque irrésistiblement le souvenir de la Mimi de Puccini. Les deux derniers «chants du soir» du même compositeur permettent à Joyce DiDonato de manifester son aptitude à créer de vrais tableaux sonores qu’elle éclaire de teintes crépusculaires par le soin accordé aux sonorités et à la variété des accents. La valse «Non ti scordar di mi» de Ernesto De Curtis rappellera à beaucoup des souvenirs: piano et voix font vibrer avec une infinie délicatesse la nostalgie la plus intime. Elle clôt avec raffinement la première partie du concert.
Après l’entracte, et donc pour nous au second CD, s’ouvre une sorte d’anthologie de chants populaires et de la comédie musicale, de Jérôme Kern (1885-1945), le compositeur de Show Boat ou de Oh, My Dear, à William Bolcom né en 1938 [et qu’a célébré Marilyn Horne dans un disque I Will Breathe A Mountain], en passant par le brésilien Villa-Lobos (1887-1955).
Distillés par Joyce DiDonato, ce sont de petits bijoux, offerts avec un chic incroyable, une distinction, une élégance qui font de chaque mélodie un instant de bonheur. Joyce – l’intimité ici se justifie – ne cherche pas à imiter les vedettes de Broadway: dans son registre, dans «sa voix», elle impose à un public reconnaissant et ravi son interprétation de chanteuse lyrique respectueuse d’une musique qui est dans ses gènes. Loin des grands rôles dramatiques où on applaudit et on aime la cantatrice, tous ces airs sonnent comme des confidences, chuchotées, dans une lumière tamisée, avec tact et subtilité. Une grande leçon de style. Ecoutez enfin et réécoutez la plage 13 «I love a piano» de Berlin pour apprécier le talent des deux artistes et leur réjouissante complicité!
Chercher dans un travail incessant du plaisir, telle pourrait être la devise de Joyce DiDonato: «Ce plaisir qu’on avait, bébé, à taper sur des casseroles dans la cuisine, puis enfant sur le clavier du piano, et enfin à jouer et à chanter ces partitions afin qu’advienne ce miracle: partant des signes muets sur la page, le corps produit une mélodie» , confiait-elle dans un entretien à Diapason en novembre 2014. On retrouve dans ces mots l’humour, l’émotion et l’exigence de la mezzo américaine. Une réelle humilité, une fine sensibilité, joints à une technique d’une rare solidité, à la recherche incessante d’accents expressifs font de cette musicienne hors pair une des chanteuses les plus séduisantes qui soient. Le double CD qu’elle offre avec son «Tony» en est une nouvelle preuve éclatante. Et que les indécis regardent la pochette pleine d’autodérision: représentés sous forme de comic strip, Pappano éclaboussé des touches du piano, et DiDonato affectant ironiquement des poses de diva ne sont-ils pas de charmantes invites au plaisir musical partagé et à partager?
Jean Jordy
Note: Un regret qui n’est pas imputable aux interprètes. Pourquoi dans le livret de présentation, les textes italiens ne sont-ils traduits qu’en anglais? Pourquoi les textes anglais ne sont-ils même pas retranscrits? Malgré une fine analyse du programme, l’édition «française» souffre de cette carence paresseuse.
Joyce DiDonato conduit une carrière exemplaire, exigeante, lucide, rigoureuse. La mezzo native du Texas excelle tant à l’opéra (Mozart, Haendel, Rossini, Donizetti, Bellini, Massenet, Strauss… ) qu’au concert: certains lecteurs d’Utmisol ont eu la chance d’applaudir son splendide récital au Capitole en mars 2013 avec l’ensemble Il Complesso Barocco, largement inspiré de son CD «Drama Queens», composé d’airs extraits d’œuvres entre autres de Haendel, Hasse, Vinci, Porta. Tout différent s’avère le projet de son nouveau double CD enregistré avec son complice «Tony» – entendez le grand chef d’orchestre Antonio Pappano – qui retrouve son expérience et son expertise premières de pianiste répétiteur et d’accompagnateur de chant. «Joyce et Tony, Live at Wigmore Hall», tel est le titre complet de cet enregistrement (septembre 2014) où la présence du public manifestement conquis porte les deux complices. La salle n’a pas été choisie au hasard: c’est celle, londonnienne et prestigieuse, où Joyce a passé en 1997 son premier concours de lieder et de mélodies!
Deux CD, deux âges et expressions du chant différents, deux langues aussi. Le premier (42 minutes) regroupe des pages italiennes essentiellement de Haydn, Rossini et Santoliquido. Le second (52 minutes) en anglais se tourne vers la musique américaine du XXe siècle et la comédie musicale – que la chanteuse rêvait depuis longtemps d’aborder – pour offrir quatorze courtes pièces (entre 3 et 5 minutes chacune) de Foster, Kern, Rodgers, Arlen ou Villa-Lobos.
Certains critiques reprochent à la mezzo américaine une forme d’art trop «fabriqué», scolaire» même, avons-nous lu, et dès lors un certain manque d’émotion. Pour beaucoup, la mariée est toujours trop belle! Devant tant d’art, de technique et de beautés réunis, on devrait baisser les armes et savourer. Il faut plaindre ceux qui, professionnels ou amateurs, n’aiment pas aimer. Fabriquée, cette conversation entre amis autour du piano? Scolaire, ce tutoiement entre l’instrument et la voix? Forcées, cette intimité, cette amitié entre les deux artistes? Rien ici n’est conventionnel, convenu, appliqué. On est ému et on sourit, passant d’un «affetto» à un autre avec un sens du dosage, de changement d’humeur, un humour et une expression dramatique qui emportent toute réserve. On n’analysera pas ici tous les airs qui composent l’album, ne serait-ce que pour laisser à l’auditeur le plaisir de les découvrir.
Le disque s’ouvre sur la cantate de Haydn «Ariane à Naxos» (1789), œuvre vocale du compositeur que Rossini préférait, dit-on, et écrite pour voix et clavier – et non pour l’orchestre, comme on l’entend parfois. S’y exprime le désespoir de l’héroïne délaissée, s’éveillant et découvrant que Thésée l’a abandonnée. On retrouve dans les paroles et le dénouement tragique l’écho des vers fameux de Racine: «Ariane, ma sœur, de quel amour blessée, [… ] Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée». Deux récitatifs et deux arias permettent à toute une gamme de sentiments, d’affects de se manifester. La grande tragédienne qu’est Joyce DiDonato fait entendre un chant bouleversant, tant dans l’élégie que dans la fureur de l’amour trahi (Ah les reprises finales sur «barbaro ed infidel») où l’on peut apprécier notamment la longueur du souffle, le sens des couleurs, l’engagement dramatique. Le piano n’est pas en reste dans cette longue page (près de 20 minutes), créant des climats sonores d’une grande délicatesse ou d’une puissante intensité. Il suffit d’entendre la lente exécution du prélude, sa respiration, pour pressentir que l’accompagnement d’Antonio Pappano n’est pas rencontre de markéting, mais le travail précis, chaleureux, attentif, au service d’une autre artiste et des œuvres qu’ils ont choisie de «chanter» ensemble.
Les ‟petits” Rossini offrent deux plages bienvenues, sensuelles ou enlevées – la célébrissime Danza – avant une vraie découverte, du moins pour moi, celle de Francesco Santoliquido (1883-1971): ce n’est pas le moindre mérite de ce disque que de faire mieux connaitre l’œuvre discrète de ce musicien italien. La première de ses mélodies évoque irrésistiblement le souvenir de la Mimi de Puccini. Les deux derniers «chants du soir» du même compositeur permettent à Joyce DiDonato de manifester son aptitude à créer de vrais tableaux sonores qu’elle éclaire de teintes crépusculaires par le soin accordé aux sonorités et à la variété des accents. La valse «Non ti scordar di mi» de Ernesto De Curtis rappellera à beaucoup des souvenirs: piano et voix font vibrer avec une infinie délicatesse la nostalgie la plus intime. Elle clôt avec raffinement la première partie du concert.
Après l’entracte, et donc pour nous au second CD, s’ouvre une sorte d’anthologie de chants populaires et de la comédie musicale, de Jérôme Kern (1885-1945), le compositeur de Show Boat ou de Oh, My Dear, à William Bolcom né en 1938 [et qu’a célébré Marilyn Horne dans un disque I Will Breathe A Mountain], en passant par le brésilien Villa-Lobos (1887-1955).
Distillés par Joyce DiDonato, ce sont de petits bijoux, offerts avec un chic incroyable, une distinction, une élégance qui font de chaque mélodie un instant de bonheur. Joyce – l’intimité ici se justifie – ne cherche pas à imiter les vedettes de Broadway: dans son registre, dans «sa voix», elle impose à un public reconnaissant et ravi son interprétation de chanteuse lyrique respectueuse d’une musique qui est dans ses gènes. Loin des grands rôles dramatiques où on applaudit et on aime la cantatrice, tous ces airs sonnent comme des confidences, chuchotées, dans une lumière tamisée, avec tact et subtilité. Une grande leçon de style. Ecoutez enfin et réécoutez la plage 13 «I love a piano» de Berlin pour apprécier le talent des deux artistes et leur réjouissante complicité!
Chercher dans un travail incessant du plaisir, telle pourrait être la devise de Joyce DiDonato: «Ce plaisir qu’on avait, bébé, à taper sur des casseroles dans la cuisine, puis enfant sur le clavier du piano, et enfin à jouer et à chanter ces partitions afin qu’advienne ce miracle: partant des signes muets sur la page, le corps produit une mélodie» , confiait-elle dans un entretien à Diapason en novembre 2014. On retrouve dans ces mots l’humour, l’émotion et l’exigence de la mezzo américaine. Une réelle humilité, une fine sensibilité, joints à une technique d’une rare solidité, à la recherche incessante d’accents expressifs font de cette musicienne hors pair une des chanteuses les plus séduisantes qui soient. Le double CD qu’elle offre avec son «Tony» en est une nouvelle preuve éclatante. Et que les indécis regardent la pochette pleine d’autodérision: représentés sous forme de comic strip, Pappano éclaboussé des touches du piano, et DiDonato affectant ironiquement des poses de diva ne sont-ils pas de charmantes invites au plaisir musical partagé et à partager?
Jean Jordy
Note: Un regret qui n’est pas imputable aux interprètes. Pourquoi dans le livret de présentation, les textes italiens ne sont-ils traduits qu’en anglais? Pourquoi les textes anglais ne sont-ils même pas retranscrits? Malgré une fine analyse du programme, l’édition «française» souffre de cette carence paresseuse.
Publié le 09/11/2015 à 21:20, mis à jour le 26/01/2019 à 19:35.