La Traviata
Damrau, Tézier, Demuro, Ciampa, Jacquot
Ce DVD (145’) propose la captation d’une représentation de La Traviata de Verdi dans la mise en scène de Benoit Jacquot à l’Opéra Bastille en juin 2014. Après la réussite unanimement saluée de son Werther dans les mêmes lieux, le réalisateur signe une production que ses talents de cinéaste rendent plus intéressante et émouvante que ne laissaient présager les comptes rendus des critiques ou les blogs de spectateurs ayant vu le spectacle «en direct». Cette réussite doit beaucoup à la qualité exceptionnelle de deux interprètes, Diana Damrau et Ludovic Tézier.
Filmés par les caméras de Jacquot, l’immense plateau de Bastille s’anime, le décor froid et imposant se réchauffe, les protagonistes un peu perdus dans l’espace quasi vide, recadrés, vibrent d’une belle intensité. Certes l’art tout «classique», mesuré, propre, — celui de la «convenance» — qui est la marque du réalisateur reste présent, et tient en bride ce qui pourrait devenir pathos, excès et brusquerie. Mais le drame ainsi distancié affleure dans des scènes touchantes que servent le resserrement des plans et les nuances de l’interprétation.
Tout n’est pas pour autant réussi. Le lit monumental, le grand tableau «à la Manet» de l’Olympia et de sa servante noire, les transformations de bohémiennes en garçons et des toréadors en filles — procédé racoleur et dont le sens échappe — certains déplacements empesés, le statisme des chœurs sur le grand escalier, restent des scories, moins envahissantes toutefois que vues de la salle. Les costumes très «Second Empire, s’ils resituent l’œuvre dans son époque, sont élégants, mais n’apportent guère de surplus de sens. Pour tout dire, nous voyons là une mise en scène de la «Traviata» soignée, convenue, convenable, qui ne choque ni n’impressionne. L’essentiel est ailleurs.
Comme dans le DVD de Werther, Jacquot ne propose pas une «simple» captation. Metteur en scène de théâtre, il conçoit sa dramaturgie aussi pour le film, pour en faire une œuvre à part entière et singulière. Ainsi du procédé récurrent du plan de la spectatrice vue de dos à différents moments de l’action. Loin d’être gratuit, ce plan insistant relève d’une esthétique et d’une réflexion sur ce qu’est l’opéra aujourd’hui. Que nous dit-il ainsi? «L’opéra est un art vivant. Il parle à chaque spectateur, à ses sens, à son cœur, à son intelligence. Les acteurs du spectacle, des techniciens aux chanteurs, conjuguent leurs talents pour vous émouvoir et vous rendre plus humains. C’est une expérience intime, irremplaçable et c’est pour chacun de vous que nous racontons cette histoire d’hier et de toujours». Ainsi ce procédé de distanciation, d’essence brechtienne, loin de détourner du drame qui se joue, nous y ramène pour rendre plus proches de nous la violence sociale dont est victime Violetta et sa souffrance. Dans cette perspective, l’apport des interprètes devient essentiel
La Traviata a la voix de Diana Damrau. Emouvante Gilda dans Rigoletto, étincelante Reine de la Nuit, étourdissante Comtesse Adèle du Comte Ory, éblouissante Konstance de l’Enlèvement au Sérail, époustouflante Lucia de Lammermoor, la grande cantatrice est devenue depuis sa prise de rôle au MET en 2013 une des Violetta les plus applaudies. C’est son rôle fétiche, mûrie depuis de nombreuses années et désormais assumé dans différentes productions, à New York, à Milan, à Londres, à Munich, à Paris, et en mai 2016 à Berlin. Vocalement, Damrau se révèle exceptionnelle, assurant les «trois voix» du rôle avec brio et intelligence. Les vocalises du I brillent, mais affleurent la mélancolie et le désespoir. L’acte II impressionne par l’engagement de l’interprète, la tension dramatique qu’impose sa composition. Le dernier acte conjugue dignité et émotion. Son «Addio, del passato» s’avère l’expression même du chant d’Orphée: il attendrirait les pierres! Et quel art du «dire»! Les mots, pesés, réfléchis, ont leur poids d’impact émotionnel, avec précision et nuance. Le personnage se révèle non seulement «pensé», composé, mais investi. Femme blessée – la maladie devient ici la métaphore de sa dignité bafouée, de ses «fautes» vécues comme une douleur - la «traviata «de Damrau ne cherche point la rédemption, mais comme l’ombre du bonheur et de l’honneur, fût-elle fugace. La conduite du souffle, les notes, toutes les notes, la ligne, la palette des couleurs, les variations infimes sur les mots, les syllabes, la respiration de la phrase, l’ampleur et la subtilité, des aigus imparables, des pianissimi splendides, rien n’est laissé au hasard, tout apparait admirable. Damrau, «La «Traviata» d’aujourd’hui… et pour longtemps.
Parfait Germont, Ludovic Tézier correspond parfaitement à l’esthétique et même à l’éthique du spectacle. Que de fois n’avons-nous pas lu des critiques — infondées — sur sa froideur, son absence de rayonnement, alors même que chacune de ses prestations se fait sous le signe de l’élégance, de la discrétion efficace, et du «goût». En père noble, point de caricature de barbon étroit et figé dans ses principes, point de fausse noirceur, aucune lourdeur. Prenant appui sur un legato de velours, souple et profond, le baryton français impose un personnage de bourgeois digne qui souffre presque du sacrifice qu’il impose à Violetta. Le duo de l’acte II avec Diana Damrau restera un modèle de tension théâtrale et de sourde angoisse, faisant pressentir le drame qui ainsi se noue: c’est l’acmé de cette mise en scène. Et Tézier parvient à faire de «Un «Di Provenza il mar» — scie aux paroles et à la versification bien fades — un moment de beau chant, presque de grâce.
L’Alfredo de Francesco Demuro tire son épingle du jeu face à ces deux artistes au zénith de leurs moyens. De la fougue, de l’élan, l’expression d’un amour sincère et une voix qui manque peut-être de nuance, un peu monolithique, mais pleine, assurée et au final convaincante.
Chœurs efficaces et comprimari complètent sans faillir une distribution digne de l’Opéra de Paris.
La direction ce soir-là est confiée à un chef qui se hausse au niveau de ses interprètes. Point de routine dans cette œuvre qu’il est si facile de jouer en gonflant les effets pour mieux emporter l’adhésion du public. Francesco Ivan Ciampa — un inconnu pour moi — est surtout appelé à diriger des opéras de Verdi (La Traviata à la Fenice, Nabucco à las Palmas, Macbeth, Rigoletto, Simon Boccanegra… ). C’est dire qu’il possède ce répertoire sur le bout des doigts. Ici, sa direction apparait à la fois souple et légère, très attentive aux chanteurs, discrètement lyrique, pudique et par là même efficace.
Loin des réticences et des préjugés, une «Traviata» qu’on peut réécouter et revoir avec grand plaisir et que je conseillerai à tous ceux qui veulent découvrir cet opéra de Verdi et aux admirateurs de Damrau!
Jean JORDY
Filmés par les caméras de Jacquot, l’immense plateau de Bastille s’anime, le décor froid et imposant se réchauffe, les protagonistes un peu perdus dans l’espace quasi vide, recadrés, vibrent d’une belle intensité. Certes l’art tout «classique», mesuré, propre, — celui de la «convenance» — qui est la marque du réalisateur reste présent, et tient en bride ce qui pourrait devenir pathos, excès et brusquerie. Mais le drame ainsi distancié affleure dans des scènes touchantes que servent le resserrement des plans et les nuances de l’interprétation.
Tout n’est pas pour autant réussi. Le lit monumental, le grand tableau «à la Manet» de l’Olympia et de sa servante noire, les transformations de bohémiennes en garçons et des toréadors en filles — procédé racoleur et dont le sens échappe — certains déplacements empesés, le statisme des chœurs sur le grand escalier, restent des scories, moins envahissantes toutefois que vues de la salle. Les costumes très «Second Empire, s’ils resituent l’œuvre dans son époque, sont élégants, mais n’apportent guère de surplus de sens. Pour tout dire, nous voyons là une mise en scène de la «Traviata» soignée, convenue, convenable, qui ne choque ni n’impressionne. L’essentiel est ailleurs.
Comme dans le DVD de Werther, Jacquot ne propose pas une «simple» captation. Metteur en scène de théâtre, il conçoit sa dramaturgie aussi pour le film, pour en faire une œuvre à part entière et singulière. Ainsi du procédé récurrent du plan de la spectatrice vue de dos à différents moments de l’action. Loin d’être gratuit, ce plan insistant relève d’une esthétique et d’une réflexion sur ce qu’est l’opéra aujourd’hui. Que nous dit-il ainsi? «L’opéra est un art vivant. Il parle à chaque spectateur, à ses sens, à son cœur, à son intelligence. Les acteurs du spectacle, des techniciens aux chanteurs, conjuguent leurs talents pour vous émouvoir et vous rendre plus humains. C’est une expérience intime, irremplaçable et c’est pour chacun de vous que nous racontons cette histoire d’hier et de toujours». Ainsi ce procédé de distanciation, d’essence brechtienne, loin de détourner du drame qui se joue, nous y ramène pour rendre plus proches de nous la violence sociale dont est victime Violetta et sa souffrance. Dans cette perspective, l’apport des interprètes devient essentiel
La Traviata a la voix de Diana Damrau. Emouvante Gilda dans Rigoletto, étincelante Reine de la Nuit, étourdissante Comtesse Adèle du Comte Ory, éblouissante Konstance de l’Enlèvement au Sérail, époustouflante Lucia de Lammermoor, la grande cantatrice est devenue depuis sa prise de rôle au MET en 2013 une des Violetta les plus applaudies. C’est son rôle fétiche, mûrie depuis de nombreuses années et désormais assumé dans différentes productions, à New York, à Milan, à Londres, à Munich, à Paris, et en mai 2016 à Berlin. Vocalement, Damrau se révèle exceptionnelle, assurant les «trois voix» du rôle avec brio et intelligence. Les vocalises du I brillent, mais affleurent la mélancolie et le désespoir. L’acte II impressionne par l’engagement de l’interprète, la tension dramatique qu’impose sa composition. Le dernier acte conjugue dignité et émotion. Son «Addio, del passato» s’avère l’expression même du chant d’Orphée: il attendrirait les pierres! Et quel art du «dire»! Les mots, pesés, réfléchis, ont leur poids d’impact émotionnel, avec précision et nuance. Le personnage se révèle non seulement «pensé», composé, mais investi. Femme blessée – la maladie devient ici la métaphore de sa dignité bafouée, de ses «fautes» vécues comme une douleur - la «traviata «de Damrau ne cherche point la rédemption, mais comme l’ombre du bonheur et de l’honneur, fût-elle fugace. La conduite du souffle, les notes, toutes les notes, la ligne, la palette des couleurs, les variations infimes sur les mots, les syllabes, la respiration de la phrase, l’ampleur et la subtilité, des aigus imparables, des pianissimi splendides, rien n’est laissé au hasard, tout apparait admirable. Damrau, «La «Traviata» d’aujourd’hui… et pour longtemps.
Parfait Germont, Ludovic Tézier correspond parfaitement à l’esthétique et même à l’éthique du spectacle. Que de fois n’avons-nous pas lu des critiques — infondées — sur sa froideur, son absence de rayonnement, alors même que chacune de ses prestations se fait sous le signe de l’élégance, de la discrétion efficace, et du «goût». En père noble, point de caricature de barbon étroit et figé dans ses principes, point de fausse noirceur, aucune lourdeur. Prenant appui sur un legato de velours, souple et profond, le baryton français impose un personnage de bourgeois digne qui souffre presque du sacrifice qu’il impose à Violetta. Le duo de l’acte II avec Diana Damrau restera un modèle de tension théâtrale et de sourde angoisse, faisant pressentir le drame qui ainsi se noue: c’est l’acmé de cette mise en scène. Et Tézier parvient à faire de «Un «Di Provenza il mar» — scie aux paroles et à la versification bien fades — un moment de beau chant, presque de grâce.
L’Alfredo de Francesco Demuro tire son épingle du jeu face à ces deux artistes au zénith de leurs moyens. De la fougue, de l’élan, l’expression d’un amour sincère et une voix qui manque peut-être de nuance, un peu monolithique, mais pleine, assurée et au final convaincante.
Chœurs efficaces et comprimari complètent sans faillir une distribution digne de l’Opéra de Paris.
La direction ce soir-là est confiée à un chef qui se hausse au niveau de ses interprètes. Point de routine dans cette œuvre qu’il est si facile de jouer en gonflant les effets pour mieux emporter l’adhésion du public. Francesco Ivan Ciampa — un inconnu pour moi — est surtout appelé à diriger des opéras de Verdi (La Traviata à la Fenice, Nabucco à las Palmas, Macbeth, Rigoletto, Simon Boccanegra… ). C’est dire qu’il possède ce répertoire sur le bout des doigts. Ici, sa direction apparait à la fois souple et légère, très attentive aux chanteurs, discrètement lyrique, pudique et par là même efficace.
Loin des réticences et des préjugés, une «Traviata» qu’on peut réécouter et revoir avec grand plaisir et que je conseillerai à tous ceux qui veulent découvrir cet opéra de Verdi et aux admirateurs de Damrau!
Jean JORDY
Publié le 22/10/2015 à 11:21, mis à jour le 26/01/2019 à 19:35.