Lucrezia

Les Paladins, Jérôme Correas
CD Aparté

Le beau projet, fort, original. Quatre compositeurs baroques ont écrit sur le sort douloureux de Lucrèce, la célèbre héroïne de l’Antiquité romaine violée par Tarquin. Nous connaissons The Rape of Lucretia, l’opéra de Benjamin Britten proposé en mai 2023 au Capitole de Toulouse. Voici des pages lyriques plus rares, confiées à quatre étoiles du chant français. Le chef des Paladins Jérôme Corréas a mis en œuvre cette confrontation, cris de femmes blessées, humiliées dont la parole est portée par des interprètes frémissantes, bouleversantes et virtuoses. L’intérêt de ce groupement de cantates italiennes est de saisir à la fois son unité et les singularités des pages. Chaque compositeur capte un bref moment d’une brutalité informulable, un choc inouï – l’horreur lucide après le viol… et nous les fait entendre. Il donne voix à l’indicible: celle que le viol voulait nier retrouve par le chant vie et dignité, même si l’héroïne choisit in fine la mort. Avant l’effacement du silence, la protestation impose sa puissance salvatrice.
La première cantate signée Michel Pignolet de Montéclair met en scène en six épisodes la détresse morale de la victime, évoluant entre révolte, douleur, indignation, pulsion de mort, courage et dignité. Sandrine Piau en héroïne tragique lui prête sa voix de soprano longue et souple aux couleurs subtilement variées, profondément émouvante. Le lamento de Scarlatti est dévolu à Amel Brahim-Djelloul, dont les vocalises légères pallient au sens premier du terme l’atroce drame intérieur. Ici encore l’évolution des affetti construit un théâtre de la douleur d’une grande intensité. Karine Deshayes incarne avec de nobles accents la Lucrèce fiévreuse de Haendel, voix digne et fière de la protestation véhémente, de l’imprécation virtuose aux dieux indifférents, des adieux au monde, du sacrifice héroïque. Nous découvrons la Lucrezia de Benedetto Marcello. Le récit offre d’abord un tableau d’essence baroque, saisissant, impudique de la victime après le viol. Puis s’élève son farouche témoignage qui cloue au pilori le lâche criminel avant le suicide tragique. Lucile Richardot donne à ses imprécations une véhémence qui emporte l’adhésion de l’auditeur subjugué par un chaleureux mezzo si dramatiquement expressif. Chaque cantate fait vibrer ainsi des «voix de femmes» détruites par le viol. Le traumatisme libère la lamentation tragique de la victime dont on devient le frère ou la sœur compatissants. L’accompagnement orchestral des Paladins brille par la variété dynamique des rythmes, la palette des couleurs, la vivacité nerveuse ou la tendresse élégiaque. Bravo à Jérôme Corréas d’avoir conçu et dirigé un tel enregistrement qu’enrichissent deux pages symphoniques de Pasquini et de Marcello. Nous sortons de cet ensemble à la fois charmés – tel est le pouvoir du chant lyrique – et profondément émus.

Jean Jordy

Publié le 03/06/2025 à 11:31.