Opéra d’État de Prague
> 21 novembre
Platée
Jean-Philippe Rameau
Première à l’Opéra d’État de Prague (Státní opera).
Depuis sa résurrection sous la direction d’Hans Rosbaud en 1956, Platée, la seule comédie de Jean-Philippe Rameau, a suscité un véritable engouement. Après les versions de Michel Plasson en 1977, de Jean-Claude Malgoire en 1989, celle de Marc Minkowski en 1999 est devenue une référence régulièrement reprise jusqu’en 2022 à l’Opéra de Paris. Il est vrai que la finesse de la direction, l’inventivité de Laurent Pelly, de Laura Scozzi, d’Agathe Mélinand et de Chantal Thomas avait contribué à rendre cette œuvre baroque très séduisante. William Christie et Robert Carsen réussirent aussi en 2014 à donner une verve extrême à cette partition pour l’Opéra-Comique et le Theater an der Wien.
Et on ne compte plus les tentatives de s’emparer de ce succès. Avec des fortunes variées, comme le ratage en 2022, au Théâtre du Capitole, de la version proposée par Hervé Niquet, Shirley et Nino.
Mais la création à Prague et l’entrée au répertoire de l’une des trois scènes nationales tchèques d’une œuvre française baroque témoignent d’un tournant dans le paysage musical tchèque. Si le Théâtre des États (ouvert en 1783) produit toujours des opéras de Mozart, il faut attendre les concerts des deux seuls orchestres baroques de Tchéquie, le Collegium Marianum et le Collegium 1704, ou le Festival du Printemps de Prague (Pražské jaro), pour pouvoir écouter de la musique baroque en Bohème. Les concerts de Vivaldi ou de Mozart proposés aux touristes près du pont Charles sont des attrape-nigauds.
Au répertoire des opéras tchèques on ne comptait, jusqu’à cette création, que quatre œuvres françaises: Carmen, Faust, Roméo et Juliette, Werther. Il faudrait pouvoir plus longuement revenir sur la compétition entre le Théâtre national, créé en 1881 pour mettre en avant la création tchèque, et l’Opéra d’État créé en 1888 pour accueillir les œuvres allemandes ou européennes. Même si la tension entre les nations allemande et tchèque n’a plus de raison d’être, l’attachement farouche des Tchèques à leurs compositeurs et à une tradition héritée du XIXème siècle ne favorise pas le renouveau. La mode de la musique baroque y est apparue bien après la chute du Mur grâce à une coopération intensive avec les scènes allemande, française et italienne. Et c’est au chef Václav Luks du Collegium 1704 que l’on doit l’arrivée de Platée à Prague.
Il a su asseoir sa forte notoriété en exhumant les œuvres de Jan Dismas Zelenka ou de Josef Myslivecek tout en dirigeant Bach, Monteverdi, Purcell, Glück et Rameau sur les meilleures scènes d’Europe. Il a, dans le cadre d’une coopération régulière avec l’opéra de Versailles, publié une version des Boréades en 2020. Il est le "chef baroque" tchèque capable de relever le défi de faire entendre Rameau joué par un orchestre et un corps de ballet classique. Il a adjoint aux effectifs réguliers de l’Opéra d’État, certains musiciens de sa propre phalange, plus ses chœurs et a su imposer un jeu remarquable de légèreté, de vivacité et de gaieté. Mais le défi était double, il fallait aussi offrir une mise en scène et une distribution convaincante à l’aune de l’offre européenne. La compétition existe aussi avec Vienne, Dresde et Berlin. De manière inattendue, relativement à certaines créations pragoises de ces dernières années qui étaient tombées dans le panneau des lectures politiques ou des décors électroniques, la mise en scène est intelligente; le tandem SKUTR est à la fois respectueux de l’intrigue et inventif avec le clin d’œil à l’amour des Tchèques pour la nature et pour l’univers des marais où vivent les ondines (voir Rusalka d’Antonín Dvořák). Les machines et dii ex machina baroques sont judicieusement accompagnés d’effets spéciaux point trop appuyés. Ce n’est pas renversant mais c’est très respectueux de l’esprit de l’œuvre. Il faut dire aussi que les Tchèques sont très sensibles aux fééries.
Le très érudit texte introductif du programme, rédigé par Robert A. Green en 2012, s’inquiète de la méchanceté d’un livret qui donne en pâture à l’hilarité des dieux la coquetterie naïve de la nymphe batracienne. Fort heureusement, la cruauté de l’œuvre n’est pas pour autant reniée ou atténuée. Cela est aussi parfaitement porté par une distribution de qualité. Ici Václav Luks a garanti la réussite en confiant le rôle-titre à un chanteur qui connaît parfaitement cette partition et a su donner à Platée une touche extrêmement personnelle. Marcel Beekman, depuis son interprétation sous la direction de William Christie, est l’incarnation contemporaine de la nymphe. Certains pourraient contester le recours à ses cabotinages dignes de Michel Serrault dans La cage aux folles mais, honnêtement, pourquoi bouder son plaisir quand la voix, la diction, le jeu sont d’une pareille qualité. Il est bien entouré par un Thespis-Mercure, Ruairi Bowen, dont le phrasé en français est impeccable, et le baryton tchèque Lukáš Zeman, polyglotte habitué à ce répertoire, dans le rôle de Momus.
La troupe permanente de l’opéra s’est fortement engagée dans une œuvre qui lui est pourtant si étrangère. L’exemple le plus frappant est la prestation de la soprano Olga Jelínková qui réussit à sortir de son registre classique habituel pour jouer une Thalie convaincante.
Le ballet lui-même est très crédible sans briller par son originalité.
Václav Luks, précis, très dynamique est aussi sensible au lyrisme français, il a su respecter et magnifier la musique de Rameau. C’est lui, depuis la fosse, qui donne toute son énergie à la troupe pour avancer dans un ballet bouffon si particulier, tandis que, sur scène, Marcel Beekman porte vaillamment le triste destin de la vaniteuse flouée par Jupiter.
Dorénavant aller à l’opéra à Prague va signifier aussi pouvoir y entendre du Rameau très bien interprété. La conquête du public tchèque va encore exiger un peu de temps mais les mélomanes de passage ne seront pas déçus.
Alexandre Pajon
Depuis sa résurrection sous la direction d’Hans Rosbaud en 1956, Platée, la seule comédie de Jean-Philippe Rameau, a suscité un véritable engouement. Après les versions de Michel Plasson en 1977, de Jean-Claude Malgoire en 1989, celle de Marc Minkowski en 1999 est devenue une référence régulièrement reprise jusqu’en 2022 à l’Opéra de Paris. Il est vrai que la finesse de la direction, l’inventivité de Laurent Pelly, de Laura Scozzi, d’Agathe Mélinand et de Chantal Thomas avait contribué à rendre cette œuvre baroque très séduisante. William Christie et Robert Carsen réussirent aussi en 2014 à donner une verve extrême à cette partition pour l’Opéra-Comique et le Theater an der Wien.
Et on ne compte plus les tentatives de s’emparer de ce succès. Avec des fortunes variées, comme le ratage en 2022, au Théâtre du Capitole, de la version proposée par Hervé Niquet, Shirley et Nino.
Mais la création à Prague et l’entrée au répertoire de l’une des trois scènes nationales tchèques d’une œuvre française baroque témoignent d’un tournant dans le paysage musical tchèque. Si le Théâtre des États (ouvert en 1783) produit toujours des opéras de Mozart, il faut attendre les concerts des deux seuls orchestres baroques de Tchéquie, le Collegium Marianum et le Collegium 1704, ou le Festival du Printemps de Prague (Pražské jaro), pour pouvoir écouter de la musique baroque en Bohème. Les concerts de Vivaldi ou de Mozart proposés aux touristes près du pont Charles sont des attrape-nigauds.
Au répertoire des opéras tchèques on ne comptait, jusqu’à cette création, que quatre œuvres françaises: Carmen, Faust, Roméo et Juliette, Werther. Il faudrait pouvoir plus longuement revenir sur la compétition entre le Théâtre national, créé en 1881 pour mettre en avant la création tchèque, et l’Opéra d’État créé en 1888 pour accueillir les œuvres allemandes ou européennes. Même si la tension entre les nations allemande et tchèque n’a plus de raison d’être, l’attachement farouche des Tchèques à leurs compositeurs et à une tradition héritée du XIXème siècle ne favorise pas le renouveau. La mode de la musique baroque y est apparue bien après la chute du Mur grâce à une coopération intensive avec les scènes allemande, française et italienne. Et c’est au chef Václav Luks du Collegium 1704 que l’on doit l’arrivée de Platée à Prague.
Il a su asseoir sa forte notoriété en exhumant les œuvres de Jan Dismas Zelenka ou de Josef Myslivecek tout en dirigeant Bach, Monteverdi, Purcell, Glück et Rameau sur les meilleures scènes d’Europe. Il a, dans le cadre d’une coopération régulière avec l’opéra de Versailles, publié une version des Boréades en 2020. Il est le "chef baroque" tchèque capable de relever le défi de faire entendre Rameau joué par un orchestre et un corps de ballet classique. Il a adjoint aux effectifs réguliers de l’Opéra d’État, certains musiciens de sa propre phalange, plus ses chœurs et a su imposer un jeu remarquable de légèreté, de vivacité et de gaieté. Mais le défi était double, il fallait aussi offrir une mise en scène et une distribution convaincante à l’aune de l’offre européenne. La compétition existe aussi avec Vienne, Dresde et Berlin. De manière inattendue, relativement à certaines créations pragoises de ces dernières années qui étaient tombées dans le panneau des lectures politiques ou des décors électroniques, la mise en scène est intelligente; le tandem SKUTR est à la fois respectueux de l’intrigue et inventif avec le clin d’œil à l’amour des Tchèques pour la nature et pour l’univers des marais où vivent les ondines (voir Rusalka d’Antonín Dvořák). Les machines et dii ex machina baroques sont judicieusement accompagnés d’effets spéciaux point trop appuyés. Ce n’est pas renversant mais c’est très respectueux de l’esprit de l’œuvre. Il faut dire aussi que les Tchèques sont très sensibles aux fééries.
Le très érudit texte introductif du programme, rédigé par Robert A. Green en 2012, s’inquiète de la méchanceté d’un livret qui donne en pâture à l’hilarité des dieux la coquetterie naïve de la nymphe batracienne. Fort heureusement, la cruauté de l’œuvre n’est pas pour autant reniée ou atténuée. Cela est aussi parfaitement porté par une distribution de qualité. Ici Václav Luks a garanti la réussite en confiant le rôle-titre à un chanteur qui connaît parfaitement cette partition et a su donner à Platée une touche extrêmement personnelle. Marcel Beekman, depuis son interprétation sous la direction de William Christie, est l’incarnation contemporaine de la nymphe. Certains pourraient contester le recours à ses cabotinages dignes de Michel Serrault dans La cage aux folles mais, honnêtement, pourquoi bouder son plaisir quand la voix, la diction, le jeu sont d’une pareille qualité. Il est bien entouré par un Thespis-Mercure, Ruairi Bowen, dont le phrasé en français est impeccable, et le baryton tchèque Lukáš Zeman, polyglotte habitué à ce répertoire, dans le rôle de Momus.
La troupe permanente de l’opéra s’est fortement engagée dans une œuvre qui lui est pourtant si étrangère. L’exemple le plus frappant est la prestation de la soprano Olga Jelínková qui réussit à sortir de son registre classique habituel pour jouer une Thalie convaincante.
Le ballet lui-même est très crédible sans briller par son originalité.
Václav Luks, précis, très dynamique est aussi sensible au lyrisme français, il a su respecter et magnifier la musique de Rameau. C’est lui, depuis la fosse, qui donne toute son énergie à la troupe pour avancer dans un ballet bouffon si particulier, tandis que, sur scène, Marcel Beekman porte vaillamment le triste destin de la vaniteuse flouée par Jupiter.
Dorénavant aller à l’opéra à Prague va signifier aussi pouvoir y entendre du Rameau très bien interprété. La conquête du public tchèque va encore exiger un peu de temps mais les mélomanes de passage ne seront pas déçus.
Alexandre Pajon
Publié le 21/01/2025 à 19:22.