Schubert, Winterreisse. Cyrille Dubois et Anne Le Bozec. CD NoMadMusic.
Voyage d’hiver. Victoire Bunel, Jean-Christophe Lanièce, Romain Louveau, CD b. records.

Sommet absolu de la musique pour voix et piano, le Winterreise de Schubert a donné lieu à des interprétations en nombre et des dizaines de voix différentes ont tenté de pénétrer les mystères de ce cycle de lieder, auquel, après Fischer-Dieskau en personne, Ian Bostridge a consacré un ouvrage original et pénétrant paru chez Actes-Sud.
Même si barytons et basses ont en quelque sorte capté l’œuvre en se fondant sur ses tonalités sombres, le cycle a été écrit pour voix de ténor et c’est à bon droit qu’après John Vickers, Peter Schreier ou Jonas Kaufmann pour se limiter à trois, le merveilleux Cyrille Dubois nous invite au triste voyage. Accompagné par Anne Le Bozec dont on connait les affinités pour le lied et la mélodie, et la complicité qui la lie au ténor français – écoutez leur enregistrement des Canticles de Britten sous le même label! – Cyrille Dubois livre une interprétation bouleversante que l’on peut situer, avec peu d’autres, au sommet de la discographie peut-être, de nos émotions assurément. Il faudrait des écoutes innombrables et des pages de commentaires pour détailler les beautés stylistiques, les subtilités vocales (Die Post!), l’intelligence des choix interprétatifs. Du Gute Nacht initial, assez allant, paré de nuances infinie aux tragiques et brûlantes «larmes gelées» qui glacent le cœur, de l’Erstarrung vigoureux dont le piano semble in fine exténuer le rythme, du Lindenbaum riche de souvenirs et désormais comme stérile au «Repos» que le mouvement du voyage impose, de la «Solitude» effroi de la Passion au compagnonnage ultime du «Joueur de vielle» pieds nus dans la neige, s’exprime de lied en lied une voix souple et jeune (oh! le charme du «Rêve printanier» si douloureusement brisé!), que le passage des jours et la prégnance de l’angoisse blessent inexorablement. C’est de bout en bout admirable et les larmes affleurent plus d’une fois.
La parution simultanée du Voyage d’hiver offert par la mezzo-soprano Victoire Bunel (voix riche, veloutée), le baryton Jean-Christophe Lanièce (virilité et vulnérabilité) et le pianiste Romain Nouveau (son profond, rythme un peu appuyé) pourrait autoriser d’intéressantes comparaisons entre les deux approches. Mais le projet n’est pas identique. Ici on ne suit pas le déroulement du cycle tel que Schubert l’a construit, mais en choisissant «l’ordre imaginé par le poète» Wilhelm Müller auquel le compositeur admiratif a emprunté les vers. Autre nouveauté, deux chanteurs, un homme et une femme se partagent le cycle. Enfin, le concert – car il s’agit d’un enregistrement public – proposait un accompagnement visuel accordé aux climats de l’œuvre. Dès lors, l’appréhension de ce «nouveau» cycle s’en trouve notablement modifiée. Moins de douleur intime, moins de cheminement intérieur, plus d’extériorisation des sentiments et de leur expression (Die Wetterfahne), et partant une énergie plus dispersée, plus de dramatisme. Moins d’émotion; plus de théâtralisation, et ainsi plus d’effets. Nous devenons spectateurs d’une souffrance, nous ne la partageons pas. Mais ce Schubert reste un compagnon douloureusement fraternel.
On lira avec un intérêt aussi vif dans les deux livrets les conditions d’enregistrement de l’un et l’autre disque, le premier en situation de confinement, le second en live. On regrettera pour le premier l’absence de traduction, remplacée par un résumé de chaque chant et on appréciera la nouvelle traduction des lieder proposée dans le second. L’admirateur insatiable du Winterreise voudra connaitre les deux nouvelles versions de ce chef d’œuvre inépuisable.

Jean Jordy