Matthieu Bergheau
Rachmaninov, Œuvres pour piano
Ailleurs, Œuvres pour piano de Sergei Rachmaninov. Sonates 1 et 2, Variations sur un thème de Corelli. Matthieu Bergheau, piano. CD Odradek.
Bien que lauréat de plusieurs compétitions internationales, comme son site le rappelle, Matthieu Bergheau n’est pas le plus connu des pianistes français. Musicien autodidacte, il se prend dès l’enfance de passion pour Rachmaninov dont il enregistre ici deux sonates et des Variations. Le titre choisi Ailleurs rappelle que ces pièces ont été en grande partie composées dans d’autres pays que la Russie. La photo de jaquette curieusement fantaisiste - le pianiste en costume, jambes dans la mer jusqu’aux genoux – n’incite pas de prime abord à suivre l’artiste dans son voyage dans l’univers sonore d’un compositeur complexe et peu fantasque, par ailleurs virtuose génial. Mais cet habillage détonant masque l’essentiel: l ’engagement parfois brouillon d’une interprétation sensible.
L’Allegro moderato de la Sonate n°1 en Ré mineur (1907), rarement jouée, s’ouvre sur des accords lugubres qui semblent chercher une assise, telle une lourde menace incertaine. L’agitation gagne le clavier que bientôt fragilisent des arpèges et de troublantes gammes, dans une véritable quête de sens. La difficulté pour l’interprète est de donner une direction, une structuration à ces différents climats et ici l’auditeur ne trouve pas totalement son compte: le mouvement reste désemparé, ce qui traduit sans doute moins l’intention du compositeur que la conception du pianiste. Cette éloquence ne nous parle pas intimement. Le très beau Lento allie finesse et profondeur, dans une sorte de rêverie douloureuse dont Matthieu Bergheau est à l’évidence pénétré. Contrastant habilement, l’Allegro molto trouve son juste tempo, dans un mouvement incessant d’allantes envolées et de pesantes retombées. La Sonate n°2 en Si bémol mineur (écrite en 1913) voit le pianiste élire la version révisée en 1931, notablement raccourcie d’un tiers. Rachmaninov justifie ainsi ces coupures: "Je regarde certaines de mes œuvres antérieures et je vois combien il y a de choses superflues. Même dans cette sonate, il y a tant de voix qui s’expriment simultanément, et elle est si longue. La sonate de Chopin dure dix-neuf minutes et tout a été dit". L’interprète fait vivre un Rachmaninov moins virtuose, concentrant les contrastes, libérant sa palette, refusant le pathos pour exprimer des sentiments foisonnants et des climats très variés, agités en effet dans l’Allegro agitato initial, qui s’ouvrent du rêve à l’angoisse. Ici encore, la structure de l’ensemble n’apparait pas toujours nettement, mais on pressent l’intention. Les vingt et trois moments musicaux qui composent les trop peu connues Variations sur un thème de Corelli (1931) convainquent de la familiarité du pianiste avec le compositeur dont il sait rendre les émotions les plus subtiles et la chatoyante virtuosité. Et l’humour qu’on ne s’attend guère à trouver chez Rachmaninov n’est pas absent (ainsi de la dixième) de ces essais de haute volée.
Un disque parfaitement composé, dense et sombre, qui force l’attention et sans séduire complètement intéresse et affirme une vraie passion pour un compositeur au lyrisme exacerbé.
Jean Jordy
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Bien que lauréat de plusieurs compétitions internationales, comme son site le rappelle, Matthieu Bergheau n’est pas le plus connu des pianistes français. Musicien autodidacte, il se prend dès l’enfance de passion pour Rachmaninov dont il enregistre ici deux sonates et des Variations. Le titre choisi Ailleurs rappelle que ces pièces ont été en grande partie composées dans d’autres pays que la Russie. La photo de jaquette curieusement fantaisiste - le pianiste en costume, jambes dans la mer jusqu’aux genoux – n’incite pas de prime abord à suivre l’artiste dans son voyage dans l’univers sonore d’un compositeur complexe et peu fantasque, par ailleurs virtuose génial. Mais cet habillage détonant masque l’essentiel: l ’engagement parfois brouillon d’une interprétation sensible.
L’Allegro moderato de la Sonate n°1 en Ré mineur (1907), rarement jouée, s’ouvre sur des accords lugubres qui semblent chercher une assise, telle une lourde menace incertaine. L’agitation gagne le clavier que bientôt fragilisent des arpèges et de troublantes gammes, dans une véritable quête de sens. La difficulté pour l’interprète est de donner une direction, une structuration à ces différents climats et ici l’auditeur ne trouve pas totalement son compte: le mouvement reste désemparé, ce qui traduit sans doute moins l’intention du compositeur que la conception du pianiste. Cette éloquence ne nous parle pas intimement. Le très beau Lento allie finesse et profondeur, dans une sorte de rêverie douloureuse dont Matthieu Bergheau est à l’évidence pénétré. Contrastant habilement, l’Allegro molto trouve son juste tempo, dans un mouvement incessant d’allantes envolées et de pesantes retombées. La Sonate n°2 en Si bémol mineur (écrite en 1913) voit le pianiste élire la version révisée en 1931, notablement raccourcie d’un tiers. Rachmaninov justifie ainsi ces coupures: "Je regarde certaines de mes œuvres antérieures et je vois combien il y a de choses superflues. Même dans cette sonate, il y a tant de voix qui s’expriment simultanément, et elle est si longue. La sonate de Chopin dure dix-neuf minutes et tout a été dit". L’interprète fait vivre un Rachmaninov moins virtuose, concentrant les contrastes, libérant sa palette, refusant le pathos pour exprimer des sentiments foisonnants et des climats très variés, agités en effet dans l’Allegro agitato initial, qui s’ouvrent du rêve à l’angoisse. Ici encore, la structure de l’ensemble n’apparait pas toujours nettement, mais on pressent l’intention. Les vingt et trois moments musicaux qui composent les trop peu connues Variations sur un thème de Corelli (1931) convainquent de la familiarité du pianiste avec le compositeur dont il sait rendre les émotions les plus subtiles et la chatoyante virtuosité. Et l’humour qu’on ne s’attend guère à trouver chez Rachmaninov n’est pas absent (ainsi de la dixième) de ces essais de haute volée.
Un disque parfaitement composé, dense et sombre, qui force l’attention et sans séduire complètement intéresse et affirme une vraie passion pour un compositeur au lyrisme exacerbé.
Jean Jordy
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Publié le 06/11/2023 à 20:09.