Eric Lu
Schubert Piano Sonatas
Schubert, Sonates pour piano en la majeur D. 959, en La Mineur D. 784, Allegretto en Do mineur D. 915. Eric Lu, piano. CD Warner Classics.
Bardé de prix prestigieux dont le premier au concours Leeds 2018, le jeune pianiste américain Eric Lu (25 ans) a déjà enregistré plusieurs albums dans lesquels Chopin règne en maître aux côtés de Beethoven ou Schumann. Dans une présentation à la fois pudique et profonde, l’interprète situe ses choix: «Cependant, surtout ces derniers temps, ayant davantage exploré son univers, j’en suis venu à la conclusion que le compositeur qui me touche le plus est Franz Schubert». Le bonheur de cet enregistrement est que touché, Eric Lu a le pouvoir de toucher l’auditeur. Profondément.
L’album met en miroir deux sonates, D 784 en la mineur (1823), et D 959 en la majeur, écrite en 1828, année où meurt Schubert. La dernière ouvre cet ensemble. Un climat s’instaure, immédiatement prenant. L’affirmation sonore de la basse semble poser une inquiétude que démentent les triolets qui s’égrènent comme de pures perles d’eau, délicates. La fluidité et la poésie imprègnent l’allegro qui semble évoluer au bord des larmes, cherchant toujours à les refouler derrière un sourire, voire un éclat de joie, vif et joyeux, mais toujours discret, une espièglerie d’enfant qu’on n’ose pas assumer. Le jeu du pianiste se révèle d’une légèreté aérienne, comme suspendue et cependant mobile, dansante et lumineuse. Le mouvement avance en effet, dirigé mais ouvert, telle une chorégraphie rigoureuse, mais cependant allante et libérée de la pesanteur. La délicatesse du toucher, l’art du silence, habité, la beauté du timbre font de l’Andantino une marche lente, sans lourdeur, mais comme épuisée. Le Scherzo dont le trio est magnifiquement composé par le pianiste semble hésiter entre gravité et élan: l’infime rétention d’une note donne çà et là au rythme une pulsation étonnement libre. Le long rondo final (14’) voit se développer toute la richesse du jeu d’Eric Lu: le lyrisme, ample, généreux, la fluidité, la luminosité, la clarté du développement, la technique au service de l’émotion, et ce que Jankélévitch dans Le Je-sais-quoi et le Presque rien cherchait à cerner comme «la lueur timide et fugitive, l’instant-éclair, le silence, les signes évasifs» qui donnent à l‘interprétation un surcroît de rêve. Il faut à l’album la respiration de l’Allegretto central en Ut mineur D. 915 (1827), pur, dépouillé, mélancolique que Lu aborde avec pudeur avant d’aborder la Sonate en la mineur. Les biographes la rapprochent à juste titre du lied Der Zwerg (Le Nain), un des sommets de l’écriture vocale de Schubert, puissamment dramatique. Selon Brigitte Massin, «cette sonate est essentiellement l’expression de contradictions, et de contradictions non résolues». Eric Lu déploie une force de conviction, une concentration dans les trois mouvements qui en font une «grande sonate», au cœur du génie schubertien: marche têtue qui brise dans son insistance parfois agressive l’élan vers la paix entrevue (I), tressaillements et silences, que Lu rend si impalpables et mystérieux (II), épanchement joyeux buttant sur une inexorable fatalité, tragique sous les doigts d’un pianiste douloureux et fraternel (III).
Inutile de prédire à Eric Lu une grande carrière. Le musicien, technicien hors pair, impose déjà sa vivifiante intensité, sa rêveuse luminosité, une singularité qu’une expression peut-être pourrait faiblement résumer: la puissance poétique.
Jean Jordy
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Bardé de prix prestigieux dont le premier au concours Leeds 2018, le jeune pianiste américain Eric Lu (25 ans) a déjà enregistré plusieurs albums dans lesquels Chopin règne en maître aux côtés de Beethoven ou Schumann. Dans une présentation à la fois pudique et profonde, l’interprète situe ses choix: «Cependant, surtout ces derniers temps, ayant davantage exploré son univers, j’en suis venu à la conclusion que le compositeur qui me touche le plus est Franz Schubert». Le bonheur de cet enregistrement est que touché, Eric Lu a le pouvoir de toucher l’auditeur. Profondément.
L’album met en miroir deux sonates, D 784 en la mineur (1823), et D 959 en la majeur, écrite en 1828, année où meurt Schubert. La dernière ouvre cet ensemble. Un climat s’instaure, immédiatement prenant. L’affirmation sonore de la basse semble poser une inquiétude que démentent les triolets qui s’égrènent comme de pures perles d’eau, délicates. La fluidité et la poésie imprègnent l’allegro qui semble évoluer au bord des larmes, cherchant toujours à les refouler derrière un sourire, voire un éclat de joie, vif et joyeux, mais toujours discret, une espièglerie d’enfant qu’on n’ose pas assumer. Le jeu du pianiste se révèle d’une légèreté aérienne, comme suspendue et cependant mobile, dansante et lumineuse. Le mouvement avance en effet, dirigé mais ouvert, telle une chorégraphie rigoureuse, mais cependant allante et libérée de la pesanteur. La délicatesse du toucher, l’art du silence, habité, la beauté du timbre font de l’Andantino une marche lente, sans lourdeur, mais comme épuisée. Le Scherzo dont le trio est magnifiquement composé par le pianiste semble hésiter entre gravité et élan: l’infime rétention d’une note donne çà et là au rythme une pulsation étonnement libre. Le long rondo final (14’) voit se développer toute la richesse du jeu d’Eric Lu: le lyrisme, ample, généreux, la fluidité, la luminosité, la clarté du développement, la technique au service de l’émotion, et ce que Jankélévitch dans Le Je-sais-quoi et le Presque rien cherchait à cerner comme «la lueur timide et fugitive, l’instant-éclair, le silence, les signes évasifs» qui donnent à l‘interprétation un surcroît de rêve. Il faut à l’album la respiration de l’Allegretto central en Ut mineur D. 915 (1827), pur, dépouillé, mélancolique que Lu aborde avec pudeur avant d’aborder la Sonate en la mineur. Les biographes la rapprochent à juste titre du lied Der Zwerg (Le Nain), un des sommets de l’écriture vocale de Schubert, puissamment dramatique. Selon Brigitte Massin, «cette sonate est essentiellement l’expression de contradictions, et de contradictions non résolues». Eric Lu déploie une force de conviction, une concentration dans les trois mouvements qui en font une «grande sonate», au cœur du génie schubertien: marche têtue qui brise dans son insistance parfois agressive l’élan vers la paix entrevue (I), tressaillements et silences, que Lu rend si impalpables et mystérieux (II), épanchement joyeux buttant sur une inexorable fatalité, tragique sous les doigts d’un pianiste douloureux et fraternel (III).
Inutile de prédire à Eric Lu une grande carrière. Le musicien, technicien hors pair, impose déjà sa vivifiante intensité, sa rêveuse luminosité, une singularité qu’une expression peut-être pourrait faiblement résumer: la puissance poétique.
Jean Jordy
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Publié le 24/01/2023 à 07:23.