Rachel Willis-Sørensen
Violetta, Desdemona, Elvira, Mimi… révélées
Rachel Willis-Sørensen, soprano. Airs d’opéras de Verdi, Mozart, Puccini, Dvorak, Lehar. Orchestra del Théâtro Carlo Felice di Genova, Frédéric Chaslin, direction. CD Sony.
Premier prix du concours Operalia 2014, la soprano américaine Rachel Willis-Sørensen était la partenaire choisie par Jonas Kaufmann pour son album Wien (2018). Ces titres de gloire s’accompagnent de prises de rôles diversifiées sur des scènes prestigieuses pour chanter aussi bien Wagner que Mozart, Verdi, Puccini, Strauss, Meyerbeer ou Britten. Son premier disque offre (bien plus qu’) une carte de visite d’une élégance, d’une force dramatique et d’une musicalité exceptionnelles. Un pur enchantement. Commencer par le grand air de Violetta au premier acte de La Traviata est vraiment osé, tant le rôle a été chanté par les plus grandes, et avec quel art! Mais dès les premiers mots «E strano!» et le récitatif, le charme et le miracle opèrent. Le compliment doit aller de soi mais ne s’impose pas pour tou(te)s: l’interprète comprend ce qu’elle chante; les mots et les notes expriment des sentiments, des émotions, des frémissements du cœur. Voici une Violetta ébranlée dans ses illusions stériles, révélée à elle même ou plus précisément pressentant une révélation, un bouleversement. La voix devient dès lors l’instrument de l’âme et émeut autant par ses qualités (beauté du timbre, clarté, pureté, technique supérieure) que par son expressivité. Loin d’être simple virtuosité, les envolées de «Sempre libera» cherchent l’étourdissement pour fuir cette peur de l’épiphanie d’une passion. Comparons cette interprétation avec celle de la Desdemona verdienne. Et l’émotion est d’une tout autre nature. L’air du Saule et l’Ave Maria bouleversent avec d’autres moyens, d’autres richesses d’expression, une autre voix. C’est la force des chanteuses les plus rares de réaliser le rêve verlainien de n’être «chaque fois, ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre». Le timbre s’avère plus pur encore, plus diaphane, éthéré comme si la jeune femme se savait déjà en allée. La fréquentation scénique du rôle – Rachel Willis-Sørensen est appelée partout pour chanter l’héroïne de Verdi – enrichit bien évidemment sa composition et l’auditeur perçoit la menace, la peur, la fragilité, mais aussi la droiture d’un personnage complexe dans un des plus moments pathétiques de l’histoire de l’opéra. Cela étreint le cœur. On a connu des Dona Anna plus rudes, plus tragiques, plus tranchantes. Mais pas de plus jeunes, de plus décidées, de plus audacieuses en dépit même de sa vulnérabilité, pour un récit comme hagard revisitant l’agression de Don Giovanni et un «Or sai qui l’onore» noble et ferme. Et le «Non mi dir» s’anime d’une passion triste du plus bel effet. La Mimi de Puccini – avec l’apparition vocale en guest star de Jonas Kaufmann – est un miracle d’innocence, de sérénité, de frémissement juvénile qui contraste avec l’incandescence de la Leonora du Trovatore, sensuelle, ardente, vouée à la passion: quelle vibration dans le nocturne de «Taceo la notte placida», habité par le souvenir de la rencontre amoureuse, quelle ardeur dans la cabalette! Le «Chant à la lune» de Rusalka, maintes fois chantée sur scène, et l’air de Vilja dans la Veuve joyeuse de Lehar voient s’épanouir les qualités de la cantatrice: les mélodies se déploient amplement, sereinement, sans que les aigus, aériens, perdent en finesse, en rondeur, en délicatesse, sans que la ligne de chant, son modelé s’altèrent, tant la science de la respiration, la compréhension de la phrase sonore servent la musicalité. Si les figures féminines de Botticelli chantaient, c’est ce chant qu’on aurait le bonheur d’entendre: l’apothéose de la féminité. La langue italienne domine largement l’album, mais l’auditeur est sensible au français que la cantatrice a souhaité inclure par la romance d’Hélène des Vêpres siciliennes. Tel ou tel chipotera sur une maîtrise moindre de l’articulation linguistique. Mais l’écoute balaie ces réserves: l’art du chant impose son évidence. On est troublé, ému, conquis. Passer sous silence l’accompagnement raffiné et tendre de l’Orchestre symphonique de Gênes sous la baguette inspirée de Frédéric Chaslin serait une faute, à peine ici réparée.
Une grande soprano est née. La rumeur courait. Cet album nous en apporte le magnifique témoignage. Un espoir nous transporte déjà: entendre bientôt Madame Willis-Sørensen en live sur une scène française.
Jean Jordy
Premier prix du concours Operalia 2014, la soprano américaine Rachel Willis-Sørensen était la partenaire choisie par Jonas Kaufmann pour son album Wien (2018). Ces titres de gloire s’accompagnent de prises de rôles diversifiées sur des scènes prestigieuses pour chanter aussi bien Wagner que Mozart, Verdi, Puccini, Strauss, Meyerbeer ou Britten. Son premier disque offre (bien plus qu’) une carte de visite d’une élégance, d’une force dramatique et d’une musicalité exceptionnelles. Un pur enchantement. Commencer par le grand air de Violetta au premier acte de La Traviata est vraiment osé, tant le rôle a été chanté par les plus grandes, et avec quel art! Mais dès les premiers mots «E strano!» et le récitatif, le charme et le miracle opèrent. Le compliment doit aller de soi mais ne s’impose pas pour tou(te)s: l’interprète comprend ce qu’elle chante; les mots et les notes expriment des sentiments, des émotions, des frémissements du cœur. Voici une Violetta ébranlée dans ses illusions stériles, révélée à elle même ou plus précisément pressentant une révélation, un bouleversement. La voix devient dès lors l’instrument de l’âme et émeut autant par ses qualités (beauté du timbre, clarté, pureté, technique supérieure) que par son expressivité. Loin d’être simple virtuosité, les envolées de «Sempre libera» cherchent l’étourdissement pour fuir cette peur de l’épiphanie d’une passion. Comparons cette interprétation avec celle de la Desdemona verdienne. Et l’émotion est d’une tout autre nature. L’air du Saule et l’Ave Maria bouleversent avec d’autres moyens, d’autres richesses d’expression, une autre voix. C’est la force des chanteuses les plus rares de réaliser le rêve verlainien de n’être «chaque fois, ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre». Le timbre s’avère plus pur encore, plus diaphane, éthéré comme si la jeune femme se savait déjà en allée. La fréquentation scénique du rôle – Rachel Willis-Sørensen est appelée partout pour chanter l’héroïne de Verdi – enrichit bien évidemment sa composition et l’auditeur perçoit la menace, la peur, la fragilité, mais aussi la droiture d’un personnage complexe dans un des plus moments pathétiques de l’histoire de l’opéra. Cela étreint le cœur. On a connu des Dona Anna plus rudes, plus tragiques, plus tranchantes. Mais pas de plus jeunes, de plus décidées, de plus audacieuses en dépit même de sa vulnérabilité, pour un récit comme hagard revisitant l’agression de Don Giovanni et un «Or sai qui l’onore» noble et ferme. Et le «Non mi dir» s’anime d’une passion triste du plus bel effet. La Mimi de Puccini – avec l’apparition vocale en guest star de Jonas Kaufmann – est un miracle d’innocence, de sérénité, de frémissement juvénile qui contraste avec l’incandescence de la Leonora du Trovatore, sensuelle, ardente, vouée à la passion: quelle vibration dans le nocturne de «Taceo la notte placida», habité par le souvenir de la rencontre amoureuse, quelle ardeur dans la cabalette! Le «Chant à la lune» de Rusalka, maintes fois chantée sur scène, et l’air de Vilja dans la Veuve joyeuse de Lehar voient s’épanouir les qualités de la cantatrice: les mélodies se déploient amplement, sereinement, sans que les aigus, aériens, perdent en finesse, en rondeur, en délicatesse, sans que la ligne de chant, son modelé s’altèrent, tant la science de la respiration, la compréhension de la phrase sonore servent la musicalité. Si les figures féminines de Botticelli chantaient, c’est ce chant qu’on aurait le bonheur d’entendre: l’apothéose de la féminité. La langue italienne domine largement l’album, mais l’auditeur est sensible au français que la cantatrice a souhaité inclure par la romance d’Hélène des Vêpres siciliennes. Tel ou tel chipotera sur une maîtrise moindre de l’articulation linguistique. Mais l’écoute balaie ces réserves: l’art du chant impose son évidence. On est troublé, ému, conquis. Passer sous silence l’accompagnement raffiné et tendre de l’Orchestre symphonique de Gênes sous la baguette inspirée de Frédéric Chaslin serait une faute, à peine ici réparée.
Une grande soprano est née. La rumeur courait. Cet album nous en apporte le magnifique témoignage. Un espoir nous transporte déjà: entendre bientôt Madame Willis-Sørensen en live sur une scène française.
Jean Jordy
Publié le 10/10/2022 à 10:20, mis à jour le 10/10/2022 à 10:22.