Lahav Shani
Weill, Shostakovitch : Grandeur de deux symphonies
Weill, Symphonie n°2, Shostakovitch, Symphonie n°5. Rotterdam Philharmonic Orchestra, Lahav Shani, direction. CD Warner Classics.
En 2018, le brillant chef israélien Lahav Shani, très apprécié de l’Orchestre national du Capitole, choisit d’inaugurer son mandat de Directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam par les deux symphonies inscrites au programme de cet album, enregistrement public de ce concert intense. Une prise de son superlative donne tout son relief à une double interprétation exaltante. C’est un des plus beaux disques symphoniques récemment entendus dont la puissance et l’intelligence dramatique laissent l’auditeur ému, pantois et admiratif.
La Symphonie n°2 de Kurt Weill est moins connue que sa consœur du CD. Composée entre 1933 et 1934 lors de l’exil parisien du musicien, elle a été créée par le Concertgebouw d’Amsterdam sous la direction de Bruno Walter. Dès les premiers accords, incisifs, et au-delà, l’orchestre démontre la qualité de ses pupitres, l’urgence des cordes, le brio des cuivres dorés et le chef son sens des contrastes, la nerveuse architecture de ses gradations, la pulsation des rythmes, la noble rigueur de sa dynamique d’ensemble. La pâte sonore se révèle continûment riche et modelée, pétrie avec maîtrise, levée avec souplesse. Le Largo central et son admirable solo de trombone dilatent ses épanchements avec une gravité, une solennité qui étreignent, telle une marche funèbre quasi héroïque. La prodigieuse montée en puissance de ce longue et terrible cortège est ici conduit par un chef concentré et décidé, assumant la grandeur tragique de ce mouvement d’ampleur. À rebours, l’Allegro vivace conclusif semble proclamer son amour de la vie, sa résistance, sa détermination à ne pas céder. On y admire la grâce et la légèreté des flûtes et autres vents, leur ténacité, et ici encore l’ardeur (ludique?) d’une marche militaire à la Mahler. Écoutez la dernière minute et saluez la respiration, l’amplitude, l’énergie de ce final d’anthologie. Tout autre s’avère le climat de la Symphonie n°5 de Shostakovitch. La douleur semble le disputer à l’ironie, la grandeur à l’humour. On y entend la colère derrière le désespoir. Sans doute ces sentiments mêlés sont -ils dus aux expériences de citoyen et d’artiste vécues par le compositeur en 1937, au cœur de la période des purges staliniennes. Le Moderato initial fait chanter aux cordes un thrène qu’approfondissent les vents et les bois: tous les pupitres à la fois tenus et exaltés par un chef que l’on sent pénétré dessinent un long tissu orchestral délicat et déchirant. De l’Allegretto, Lahav Shani fait un petit bijou de fantaisie comme s’il était écrit pour apaise l’ire toujours possible des censeurs à l’affût: il sautille, pépie, danse, sourit. Mais le divertissement est bref. Le Largo, sommet de l’œuvre et de l’album, déroule sa prenante mélodie. L’entendre dans cette version c’est comprendre combien la beauté peut être triste. Les houles de douleur soulèvent leur poids d’angoisse de souffrance: puissante est leur mouvement, obstinée, leur infinie nostalgie. En son sein, le mouvement recèle des instants de sourde inquiétude que le chef, sensible aux détails autant qu’à la construction d’ensemble, rend avec une saisissante délicatesse. L’Allegro non troppo trompe allègrement son monde, offrant aux sourcilleux politiques leur comptant de (faux) triomphe, à l’auditeur averti le fallacieux et ironique spectacle sonore d’un final étourdissant, mené ici avec maestria par une phalange en grande majesté et un chef superbement sagace.
Si notre site distribuait ses distinctions, cet album mériterait assurément un Ut d’or, un Mi de diamant, des étoiles de Sol.
Jean Jordy
Écouter un extrait en cliquant ici.
En 2018, le brillant chef israélien Lahav Shani, très apprécié de l’Orchestre national du Capitole, choisit d’inaugurer son mandat de Directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam par les deux symphonies inscrites au programme de cet album, enregistrement public de ce concert intense. Une prise de son superlative donne tout son relief à une double interprétation exaltante. C’est un des plus beaux disques symphoniques récemment entendus dont la puissance et l’intelligence dramatique laissent l’auditeur ému, pantois et admiratif.
La Symphonie n°2 de Kurt Weill est moins connue que sa consœur du CD. Composée entre 1933 et 1934 lors de l’exil parisien du musicien, elle a été créée par le Concertgebouw d’Amsterdam sous la direction de Bruno Walter. Dès les premiers accords, incisifs, et au-delà, l’orchestre démontre la qualité de ses pupitres, l’urgence des cordes, le brio des cuivres dorés et le chef son sens des contrastes, la nerveuse architecture de ses gradations, la pulsation des rythmes, la noble rigueur de sa dynamique d’ensemble. La pâte sonore se révèle continûment riche et modelée, pétrie avec maîtrise, levée avec souplesse. Le Largo central et son admirable solo de trombone dilatent ses épanchements avec une gravité, une solennité qui étreignent, telle une marche funèbre quasi héroïque. La prodigieuse montée en puissance de ce longue et terrible cortège est ici conduit par un chef concentré et décidé, assumant la grandeur tragique de ce mouvement d’ampleur. À rebours, l’Allegro vivace conclusif semble proclamer son amour de la vie, sa résistance, sa détermination à ne pas céder. On y admire la grâce et la légèreté des flûtes et autres vents, leur ténacité, et ici encore l’ardeur (ludique?) d’une marche militaire à la Mahler. Écoutez la dernière minute et saluez la respiration, l’amplitude, l’énergie de ce final d’anthologie. Tout autre s’avère le climat de la Symphonie n°5 de Shostakovitch. La douleur semble le disputer à l’ironie, la grandeur à l’humour. On y entend la colère derrière le désespoir. Sans doute ces sentiments mêlés sont -ils dus aux expériences de citoyen et d’artiste vécues par le compositeur en 1937, au cœur de la période des purges staliniennes. Le Moderato initial fait chanter aux cordes un thrène qu’approfondissent les vents et les bois: tous les pupitres à la fois tenus et exaltés par un chef que l’on sent pénétré dessinent un long tissu orchestral délicat et déchirant. De l’Allegretto, Lahav Shani fait un petit bijou de fantaisie comme s’il était écrit pour apaise l’ire toujours possible des censeurs à l’affût: il sautille, pépie, danse, sourit. Mais le divertissement est bref. Le Largo, sommet de l’œuvre et de l’album, déroule sa prenante mélodie. L’entendre dans cette version c’est comprendre combien la beauté peut être triste. Les houles de douleur soulèvent leur poids d’angoisse de souffrance: puissante est leur mouvement, obstinée, leur infinie nostalgie. En son sein, le mouvement recèle des instants de sourde inquiétude que le chef, sensible aux détails autant qu’à la construction d’ensemble, rend avec une saisissante délicatesse. L’Allegro non troppo trompe allègrement son monde, offrant aux sourcilleux politiques leur comptant de (faux) triomphe, à l’auditeur averti le fallacieux et ironique spectacle sonore d’un final étourdissant, mené ici avec maestria par une phalange en grande majesté et un chef superbement sagace.
Si notre site distribuait ses distinctions, cet album mériterait assurément un Ut d’or, un Mi de diamant, des étoiles de Sol.
Jean Jordy
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Publié le 03/10/2022 à 14:26, mis à jour le 03/10/2022 à 14:30.