Schubert par Andrè Schuen

La Belle Meunière
Schubert, Die Schöne Müllerin. Andrè Schuen, baryton, Daniel Heide, piano. CD Deutsche Grammophon

Il est des enregistrement qui imposent une évidence, l’adéquation de l’interprétation avec l’œuvre et avec le compositeur. L’harmonie parfaite. Celle devant laquelle on s’incline, ému, subjugué. Ainsi en est-il du disque, le premier pour le label allemand, que composent deux artistes en état de grâce, le baryton italien Andrè Schuen et son accompagnateur attitré le pianiste Daniel Heide. On leur doit de précédentes réussites, sous d’autres labels, d’un cycle de Schubert ou de pages de Liszt, de Schumann ou de Wolf. On sait le chanteur accoutumé aux grands rôles mozartiens: il chantera Figaro à Aix en juillet, le Comte Almaviva à Madrid la saison prochaine… On l’a aimé dans le Winterreise. Ce CD s’avère supérieur. Pour nous La Belle Meunière est - était - surtout un cycle pour ténor où ont excellé Peter Schreier ou Christoph Prégardien. A cette liste de références prestigieuses s’ajoute sans coup férir celui du tandem Schuen/Heide. Rendons grâce d’abord au pianiste. Les exemples abondent de la pertinence de l’approche à tous les instants, si variés, du cycle. La bondissante allégresse du Wandern initial, les doutes qui s’insinuent au clavier dès le deuxième chant, l’ouverture de Wohin ou de Ungelud , le raffinement du Morgengruss, la «Pluie de larmes» si calme, si triste au dixième lied, l’impulsion véhémente pour évoquer le rival heureux, la musique récurrente si légère du ruisseau, le glas qui clôt le cycle, tout s’avère à la fois naturel et pesé, dynamique et recueilli, techniquement magnifique, discrètement virtuose, présent et secret. Et toujours à l’écoute attentive, amicale, complice du chanteur porté par cet art de l’accompagnement. On ne peut chanter les lieder à ce degré de beauté que par la fusion avec le pianiste qui partage la même vison de l’œuvre et connaît en profondeur la personnalité du chanteur. Car Andrè Schuen manifeste une sacrée personnalité. Loin des conceptions monocordes, il s’empare des lieder avec une énergie, une beauté de timbre, un appétit de sensations, un scintillement de couleurs, une variété des climats, une intelligence du texte qui emportent l’adhésion. Vif, vigoureux, ardent, gomme-t-il pour autant la douleur, l’angoisse, édulcore-t-il le doute, la lucidité tragique du meunier déchiré? Évidemment pas et c’est miracle de sentir à la fois l’esprit de conquête et le spleen, les bouffées de bonheur simple et l’obsession de la mort. A tous moments, on a envie de s’écrier: «Que c’est beau!» et «Que c’est triste!». Quelques exemples pour justifier notre enthousiasme. Le deuxième lied s’interroge: «Wohin» ( Vers où?). La construction musicale de son parcours exige à la fois une dynamique et très vite une coloration qui altère l’allant initial, qui le contamine pour laisser sourdre un doute déjà mélancolique. Inutile de suivre le poème de Wilhelm Müller ou sa traduction. Les diaprures de la voix du baryton savent s’estomper, blanchir le texte et faire entendre à l’auditeur que le ciel peut s’assombrir, le soleil de l’espoir évoqué dans le lied suivant se voiler. Les quatrième et sixième chants se parent de la plus tendre poésie, sans la moindre trace d’affectation. Par contraste, quelle ardeur dans l’évocation initiale du Am Feierabend qu’ombre une inquiétude, sensible par la seule modulation du timbre. Chez qui a-t-on entendu Ungeduld ( «Impatient») plus fiévreux, plus ardent avec un pianiste aussi finement lyrique? En terme de chant, Morgengruss constitue peut-être l’acmé du disque: articulation du texte, délicatesse de la voix, nuancier infiniment varié, élégance de la ligne, souplesse et respiration du vers, tout y parle beauté, harmonie, émotion. Et avec quel sens aigu de la dramaturgie se construit le lied Die böse Farbe ! Dans les trois derniers du cycle, Andrè Schuen s’avère un interprète déchirant qui bouleverse par la simplicité même d’un chant habité par la douleur.
Rédigeant ce compte rendu, nous découvrons que l’enregistrement a obtenu un Diapason d’or (juin 2021) avec les mêmes impressions d’écoute. «Évidence», avons nous écrit. Elle s’impose à tous. Un couple d’interprètes de Schubert vient d’acquérir son titre de noblesse. Hautement.

Jean Jordy


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Publié le 17/11/2021 à 18:51, mis à jour le 17/11/2021 à 19:46.