Gaspard Dehaene
Schubert, Liszt, Bruneau-Boulmier
Vers l’ailleurs. Schubert, Aufenthalt, Auf dem Wasser zu singen, Mélodie hongroise, Sonate D 959 en la Majeur. Liszt, Rhapsodie Espagnole, Bruneau-Boulmier, «Quand la terre fait naufrage». Gaspard Dehaene, piano. CD 1001 notes. 71’58.
Petit fils d’un écrivain humaniste, fils d’une musicienne lumineuse, Gaspard Dehaene n’a nul besoin d’appartenir à la belle lignée des Queffélec pour affirmer un talent singulièrement original. Même si le pianiste français invoque et cite Henri Queffélec dans la pochette, même si le compositeur Rodolphe Bruneau-Boulmier emprunte le titre de sa partition à un ouvrage du même, Gaspard Dehaene existe par lui-même et joue comme personne. La conception même de l’album révèle sa spécificité: c’est un disque du voyage, et même du grand voyage, rêvant le rêve baudelairien d’aller «au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau». Liszt a transcrit pour le piano seul avec quel génial respect deux lieder de Schubert qui ouvrent le CD, moments musicaux d’une profonde mélancolie, celle de l’exilé aspirant à un ailleurs de paix Dans l’Aufenthalt, le fleuve frémit, la vague roule, le cœur bat, la souffrance demeure: «Falaise abrupte / Mon séjour», s’angoisse le poète. Et le pianiste d’avouer avec une forme d’orgueil sombre, cette douleur intime. Le célébrissime Auf dem Wasser zu singen ruisselle au milieu de l’éclat des vagues miroitantes mais l’on entend au piano battre ce cœur souffrant. Le jeu de Gaspard Dehaene s’impose comme une évidence, droit, racé, élégant, digne, à la fois viril et juvénile, tenant en bride l’émotion qui affleure, stylé. La délicieuse Mélodie hongroise composée par Schubert pour le Comte Esterházy et la brillante et virtuose Rhapsodie espagnole de Liszt ajoutent des notes exotiques au voyage proposé: elles suggèrent des images qui enflamment l’imagination, colorées ici avec un chic fou et une fantaisie qui retiennent l’attention de l’auditeur happé par cette liberté inventive. Rodolphe Bruneau-Boulmier est bien connu pour animer En pistes dans la matinale de France Musique. Le compositeur mérite une aussi large diffusion, si l’on en juge par cette partition dont le pianiste est à la fois le dédicataire et le troublant interprète. Car l’œuvre elle-même, sensible et énergique, trouble. Elle semble suivre avec d’infinies variations et d’infimes irisations le bégaiement d’une vague lustrant le sable, miroitant sur la grève comme le souvenir du lied schubertien. La Sonate D. 959 de Schubert, composée deux mois avant sa mort, complète et parachève hautement le voyage. Gaspard Dehaene, enregistré en concert, en livre une version claire et nette, sans surcharge aucune, mais non sans émotion. Toujours la volonté de tenir la bride. Ce qui frappe dans le grand Allegro initial est la variété des humeurs et la pureté de leur expression, non pas sèche ni austère, mais affutée comme on le dit d’un corps d’athlète. Le pianiste révèle ici encore cette distinction, qu’on nommerait par ailleurs harmonie. Le sublime Andantino, sommet de l’œuvre de Schubert, trouve le bon tempo pour cette lente marche mystérieuse, où le voyageur semble s’enfoncer peu à peu dans la nuit après une partie centrale d’une audace comme hallucinée. Le Scherzo est un modèle d’esprit bondissant avec ses sautes d’humeur fantasque ou d’inquiétudes refoulées, dansées avec une espièglerie adolescente. Dans le long Allegretto conclusif, même si Gaspard Dehaene côtoie les abimes avec une appréhension maitrisée, il laisse à la promenade rêveuse et souriante le temps parfois suspendu d’épanouir son cheminement vers l’ailleurs apaisé que le titre de l’album promettait. Décidément, un bien beau voyage avec un guide d’une rare élévation. Noblesse oblige.
Jean Jordy
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Petit fils d’un écrivain humaniste, fils d’une musicienne lumineuse, Gaspard Dehaene n’a nul besoin d’appartenir à la belle lignée des Queffélec pour affirmer un talent singulièrement original. Même si le pianiste français invoque et cite Henri Queffélec dans la pochette, même si le compositeur Rodolphe Bruneau-Boulmier emprunte le titre de sa partition à un ouvrage du même, Gaspard Dehaene existe par lui-même et joue comme personne. La conception même de l’album révèle sa spécificité: c’est un disque du voyage, et même du grand voyage, rêvant le rêve baudelairien d’aller «au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau». Liszt a transcrit pour le piano seul avec quel génial respect deux lieder de Schubert qui ouvrent le CD, moments musicaux d’une profonde mélancolie, celle de l’exilé aspirant à un ailleurs de paix Dans l’Aufenthalt, le fleuve frémit, la vague roule, le cœur bat, la souffrance demeure: «Falaise abrupte / Mon séjour», s’angoisse le poète. Et le pianiste d’avouer avec une forme d’orgueil sombre, cette douleur intime. Le célébrissime Auf dem Wasser zu singen ruisselle au milieu de l’éclat des vagues miroitantes mais l’on entend au piano battre ce cœur souffrant. Le jeu de Gaspard Dehaene s’impose comme une évidence, droit, racé, élégant, digne, à la fois viril et juvénile, tenant en bride l’émotion qui affleure, stylé. La délicieuse Mélodie hongroise composée par Schubert pour le Comte Esterházy et la brillante et virtuose Rhapsodie espagnole de Liszt ajoutent des notes exotiques au voyage proposé: elles suggèrent des images qui enflamment l’imagination, colorées ici avec un chic fou et une fantaisie qui retiennent l’attention de l’auditeur happé par cette liberté inventive. Rodolphe Bruneau-Boulmier est bien connu pour animer En pistes dans la matinale de France Musique. Le compositeur mérite une aussi large diffusion, si l’on en juge par cette partition dont le pianiste est à la fois le dédicataire et le troublant interprète. Car l’œuvre elle-même, sensible et énergique, trouble. Elle semble suivre avec d’infinies variations et d’infimes irisations le bégaiement d’une vague lustrant le sable, miroitant sur la grève comme le souvenir du lied schubertien. La Sonate D. 959 de Schubert, composée deux mois avant sa mort, complète et parachève hautement le voyage. Gaspard Dehaene, enregistré en concert, en livre une version claire et nette, sans surcharge aucune, mais non sans émotion. Toujours la volonté de tenir la bride. Ce qui frappe dans le grand Allegro initial est la variété des humeurs et la pureté de leur expression, non pas sèche ni austère, mais affutée comme on le dit d’un corps d’athlète. Le pianiste révèle ici encore cette distinction, qu’on nommerait par ailleurs harmonie. Le sublime Andantino, sommet de l’œuvre de Schubert, trouve le bon tempo pour cette lente marche mystérieuse, où le voyageur semble s’enfoncer peu à peu dans la nuit après une partie centrale d’une audace comme hallucinée. Le Scherzo est un modèle d’esprit bondissant avec ses sautes d’humeur fantasque ou d’inquiétudes refoulées, dansées avec une espièglerie adolescente. Dans le long Allegretto conclusif, même si Gaspard Dehaene côtoie les abimes avec une appréhension maitrisée, il laisse à la promenade rêveuse et souriante le temps parfois suspendu d’épanouir son cheminement vers l’ailleurs apaisé que le titre de l’album promettait. Décidément, un bien beau voyage avec un guide d’une rare élévation. Noblesse oblige.
Jean Jordy
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Publié le 10/03/2019 à 19:01, mis à jour le 09/09/2021 à 19:45.