L’Ange exterminateur
Opéra de Thomas Adès
The Exterminating Angel. Opéra de Thomas Adès. Livret de Tom Cairns, d’après le film de Louis Buñuel. Orchestre et Chœurs du Metropolitan, direction Thomas Adès. Joseph Kaiser, Amanda Echalaz, Audrey Luna, Alice Coote, Frédéric Antoun… DVD Erato. 128’.
En 2016, le compositeur américain Thomas Adès créait son troisième opéra au Festival de Salzbourg. Adapté du célèbre film de Luis Buñuel El Angel exterminador (1962), cette œuvre lyrique fut ensuite jouée dans la même production à Londres, puis à New-York, d’où elle fut diffusée dans les cinémas: le DVD est le fruit de cette captation. L’opéra respecte avec intelligence, à la fin près, le script du film, son esprit, son mystère, ses personnages, la satire sociale. Une riche société de bourgeois très aisés et d’aristocrates, après une représentation de Lucia di Lammermoor, est reçue dans une luxueuse propriété, peu à peu désertée étrangement par les domestiques. Brusquement, les voici dans l’incapacité physique/psychique de sortir du salon de réception où ils vont rester cloitrés plusieurs jours, voués dès lors aux pires instincts humains, l’égoïsme, la perfidie, la cruauté, voire la barbarie. Dans ce grand récit du dérèglement, chacun va petit à petit se défaire de ses oripeaux de respectabilité, des convenances bourgeoises pour mettre à nu fantasmes, secrets, pulsions. Rien n’expliquera logiquement les raisons de cet emprisonnement. Le livret crée ainsi les conditions idéales d’un huis clos tragique ou drolatique selon les moments. On peut comprendre combien la situation, formidable révélateur de la nature humaine, peut inspirer un compositeur d’opéra: la scène théâtrale avec son quatrième mur précisément infranchissable ne constitue-t-elle pas elle-même un huis clos où des spectateurs observent des personnages exposer leurs émotions? La mise en scène de Tom Cairns s’avère d’une totale lisibilité: tenues de soirées mondaines, décor tournant ménageant des zones d’intimité relative ou d’exposition collective, regard sur la foule voyeuse à l’extérieur, elle-même empêchée de pénétrer dans la maison mystérieuse, sublime portail de l’apparent happy end, richesse des interactions entre les nombreux acteurs de cette société privilégiée et ici cruellement épinglée, occupation du vaste plateau, direction des acteurs, éclairages épousant la progression des jours, présence des moutons sacrificiels, tout dénote une compréhension intime de l’œuvre originelle. La partition de Thomas Adès développe un flux musical profondément original, varié, et construit une progression dramatique qui continûment soutient et renouvelle l’intérêt du spectateur. Il utilise toutes les ressources de son art, l’instrumentalisation d’un grand orchestre, d’une volée de cloches jusqu’aux ondes Martenot, la palette largement déployée de toutes les voix (près de vingt-cinq personnages) qu’il réunit tout en les différenciant habilement (soprano, contreténor, mezzo, baryton, basse… ), non sans clin d’œil à la tradition du théâtre lyrique. Peu de véritables arias, mais des duos, des configurations plus étoffées, de grands ensembles, des chœurs, et une musique qui va de la douce ironie lyrique au piano à des crispations, voire des exacerbations, conformes au climax de certaines scènes. Tous les interprètes, voix puissantes et orchestre impressionnant, sous la direction fougueuse de Thomas Adès en personne révèlent le meilleur de leur talent sans aucune faille. C’est de bout en bout fascinant, inquiétant, vivant, intelligent, troublant, «cocasse et étrange» selon les mots d’un personnage. Qu’attendent la France et singulièrement Paris pour proposer ce chef d’œuvre contemporain? Gageons qu’il remporterait un vif succès tant la matière en est riche, inventive, passionnante à voir et à écouter. Une découverte superlative, et fort bien filmée.
Jean Jordy
En 2016, le compositeur américain Thomas Adès créait son troisième opéra au Festival de Salzbourg. Adapté du célèbre film de Luis Buñuel El Angel exterminador (1962), cette œuvre lyrique fut ensuite jouée dans la même production à Londres, puis à New-York, d’où elle fut diffusée dans les cinémas: le DVD est le fruit de cette captation. L’opéra respecte avec intelligence, à la fin près, le script du film, son esprit, son mystère, ses personnages, la satire sociale. Une riche société de bourgeois très aisés et d’aristocrates, après une représentation de Lucia di Lammermoor, est reçue dans une luxueuse propriété, peu à peu désertée étrangement par les domestiques. Brusquement, les voici dans l’incapacité physique/psychique de sortir du salon de réception où ils vont rester cloitrés plusieurs jours, voués dès lors aux pires instincts humains, l’égoïsme, la perfidie, la cruauté, voire la barbarie. Dans ce grand récit du dérèglement, chacun va petit à petit se défaire de ses oripeaux de respectabilité, des convenances bourgeoises pour mettre à nu fantasmes, secrets, pulsions. Rien n’expliquera logiquement les raisons de cet emprisonnement. Le livret crée ainsi les conditions idéales d’un huis clos tragique ou drolatique selon les moments. On peut comprendre combien la situation, formidable révélateur de la nature humaine, peut inspirer un compositeur d’opéra: la scène théâtrale avec son quatrième mur précisément infranchissable ne constitue-t-elle pas elle-même un huis clos où des spectateurs observent des personnages exposer leurs émotions? La mise en scène de Tom Cairns s’avère d’une totale lisibilité: tenues de soirées mondaines, décor tournant ménageant des zones d’intimité relative ou d’exposition collective, regard sur la foule voyeuse à l’extérieur, elle-même empêchée de pénétrer dans la maison mystérieuse, sublime portail de l’apparent happy end, richesse des interactions entre les nombreux acteurs de cette société privilégiée et ici cruellement épinglée, occupation du vaste plateau, direction des acteurs, éclairages épousant la progression des jours, présence des moutons sacrificiels, tout dénote une compréhension intime de l’œuvre originelle. La partition de Thomas Adès développe un flux musical profondément original, varié, et construit une progression dramatique qui continûment soutient et renouvelle l’intérêt du spectateur. Il utilise toutes les ressources de son art, l’instrumentalisation d’un grand orchestre, d’une volée de cloches jusqu’aux ondes Martenot, la palette largement déployée de toutes les voix (près de vingt-cinq personnages) qu’il réunit tout en les différenciant habilement (soprano, contreténor, mezzo, baryton, basse… ), non sans clin d’œil à la tradition du théâtre lyrique. Peu de véritables arias, mais des duos, des configurations plus étoffées, de grands ensembles, des chœurs, et une musique qui va de la douce ironie lyrique au piano à des crispations, voire des exacerbations, conformes au climax de certaines scènes. Tous les interprètes, voix puissantes et orchestre impressionnant, sous la direction fougueuse de Thomas Adès en personne révèlent le meilleur de leur talent sans aucune faille. C’est de bout en bout fascinant, inquiétant, vivant, intelligent, troublant, «cocasse et étrange» selon les mots d’un personnage. Qu’attendent la France et singulièrement Paris pour proposer ce chef d’œuvre contemporain? Gageons qu’il remporterait un vif succès tant la matière en est riche, inventive, passionnante à voir et à écouter. Une découverte superlative, et fort bien filmée.
Jean Jordy
Publié le 24/02/2019 à 19:16, mis à jour le 06/02/2020 à 23:45.