Lili et Nadia Boulanger
Intégrale des œuvres pour piano
Sisters Lili et Nadia Boulanger, Complete Piano Works, Johan Farjot, piano. Spécial Guest Karine Deshayes, mezzo soprano. CD Klarthe Records.
Les sœurs Boulanger, le titre de l’enregistrement (pourquoi utiliser l’anglais Sisters?) associe à égalité les deux grandes artistes françaises: Lili Boulanger (1893-1918), fauchée à 24 ans par la maladie, première femme à obtenir le Prix de Rome (1913), compositrice de génie, auteur de musique de chambre, vocale, orchestrale, chorale (dont d’admirables Psaumes), d’un opéra hélas inachevé ( La Princesse Maleine d’après Maeterlinck), jusqu’à un Pie Jesu sublime, pieusement recueilli par sa sœur jusqu’à la veille de sa mort. Et Nadia Boulanger (1887-1979), compositrice, pédagogue, pianiste, organiste, chef d’orchestre… De la cadette, on commence à mieux connaître l’œuvre. De l’aînée, presque rien, comme si elle avait tenu à se mettre humblement mais avec autorité au service des autres et à entretenir le souvenir artistique de Lili. Avec l’aide du Centre international Nadia et Lili Boulanger (CNLB) qui a offert un accès direct à des manuscrits, et de la BNF, le pianiste Johan Farjot réunit enfin les deux sœurs dans un enregistrement de l’œuvre pour piano (à ce jour) complète de l’une et de l’autre, riche de plusieurs inédits passionnants. Aucune découverte chez Lili, mais la confirmation d’un talent éblouissant, ici servi avec un tact, une clarté, un sens des nuances et des couleurs qui font de chaque pièce des tableaux intimistes incomparables. Les deux Préludes (1911) superposent selon le mot de Johan Farjot des «strates sonores» qui construisent des plans ou des pans de lumière comme autant de rayons mystérieux. Thème et variations (1914) révèlent la complexité d’une écriture maîtrisée et audacieuse, alliant gravité et grandeur, liberté et élévation. Les mieux connus Morceaux pour piano (1914) ne concèdent rien à la facilité picturale, à l’impressionnisme languide, mais vibrent d’émotion et d’intensité, toujours avec une dignité qui impressionne chez cet être en souffrance et dont le jeu du pianiste révèle l’élégance. De Nadia Boulanger, l’enregistrement consacre une première mondiale Pièce pour deux pianos (1910) dont Johan Farjot assure seul les deux parts en «recording». Quelle énergie dans cette page lumineuse conservée à la BNF! Le piano semble gambader. On songe au poème admirable de Verlaine L’échelonnement des haies et à ce quatrain: «Des arbres et des moulins /Sont légers sur le vert tendre / Où vient s’ébattre et s’étendre/ L’agilité des poulains». La pièce n’a rien de descriptif, mais le climat est le même, d’émerveillement devant la beauté du monde, avec en prime l’humour. Les Petites Pièces pour piano (1914) relèvent du même esprit léger, sans prétention, claires, pures. Le Morceau conçu pour être déchiffré au Concours du Conservatoire, dans sa brièveté (1’23) conjugue subtilité des nuances, pièges et charme. Vers la vie nouvelle (1915) joué avec un sens de la gradation très sûr construit un voyage intérieur, de la mélancolie et du doute, comme par pulsations déterminées vers un horizon qui s’ouvre peu à peu et ruisselle de lumière. L’enregistrement se clôt par une mélodie sur un poème d’Albert Samain, Mon âme : on y admire une fois encore tout l’art de Karine Deshayes, la finesse et le rayonnement de sa voix ô combien musicale.
Nadia avait déclaré avoir arrêté de composer «avec la conscience que [sa] musique était inutile». L’enregistrement d’aujourd’hui rendant justice à égalité aux deux Sœurs Boulanger convainc l’auditeur que pour une fois le jugement de l’incomparable pédagogue n’était pas sûr. Merci à Johan Farjot d’avoir complété notre connaissance de l’œuvre conjointe des Sœurs Boulanger.
Jean Jordy
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Les sœurs Boulanger, le titre de l’enregistrement (pourquoi utiliser l’anglais Sisters?) associe à égalité les deux grandes artistes françaises: Lili Boulanger (1893-1918), fauchée à 24 ans par la maladie, première femme à obtenir le Prix de Rome (1913), compositrice de génie, auteur de musique de chambre, vocale, orchestrale, chorale (dont d’admirables Psaumes), d’un opéra hélas inachevé ( La Princesse Maleine d’après Maeterlinck), jusqu’à un Pie Jesu sublime, pieusement recueilli par sa sœur jusqu’à la veille de sa mort. Et Nadia Boulanger (1887-1979), compositrice, pédagogue, pianiste, organiste, chef d’orchestre… De la cadette, on commence à mieux connaître l’œuvre. De l’aînée, presque rien, comme si elle avait tenu à se mettre humblement mais avec autorité au service des autres et à entretenir le souvenir artistique de Lili. Avec l’aide du Centre international Nadia et Lili Boulanger (CNLB) qui a offert un accès direct à des manuscrits, et de la BNF, le pianiste Johan Farjot réunit enfin les deux sœurs dans un enregistrement de l’œuvre pour piano (à ce jour) complète de l’une et de l’autre, riche de plusieurs inédits passionnants. Aucune découverte chez Lili, mais la confirmation d’un talent éblouissant, ici servi avec un tact, une clarté, un sens des nuances et des couleurs qui font de chaque pièce des tableaux intimistes incomparables. Les deux Préludes (1911) superposent selon le mot de Johan Farjot des «strates sonores» qui construisent des plans ou des pans de lumière comme autant de rayons mystérieux. Thème et variations (1914) révèlent la complexité d’une écriture maîtrisée et audacieuse, alliant gravité et grandeur, liberté et élévation. Les mieux connus Morceaux pour piano (1914) ne concèdent rien à la facilité picturale, à l’impressionnisme languide, mais vibrent d’émotion et d’intensité, toujours avec une dignité qui impressionne chez cet être en souffrance et dont le jeu du pianiste révèle l’élégance. De Nadia Boulanger, l’enregistrement consacre une première mondiale Pièce pour deux pianos (1910) dont Johan Farjot assure seul les deux parts en «recording». Quelle énergie dans cette page lumineuse conservée à la BNF! Le piano semble gambader. On songe au poème admirable de Verlaine L’échelonnement des haies et à ce quatrain: «Des arbres et des moulins /Sont légers sur le vert tendre / Où vient s’ébattre et s’étendre/ L’agilité des poulains». La pièce n’a rien de descriptif, mais le climat est le même, d’émerveillement devant la beauté du monde, avec en prime l’humour. Les Petites Pièces pour piano (1914) relèvent du même esprit léger, sans prétention, claires, pures. Le Morceau conçu pour être déchiffré au Concours du Conservatoire, dans sa brièveté (1’23) conjugue subtilité des nuances, pièges et charme. Vers la vie nouvelle (1915) joué avec un sens de la gradation très sûr construit un voyage intérieur, de la mélancolie et du doute, comme par pulsations déterminées vers un horizon qui s’ouvre peu à peu et ruisselle de lumière. L’enregistrement se clôt par une mélodie sur un poème d’Albert Samain, Mon âme : on y admire une fois encore tout l’art de Karine Deshayes, la finesse et le rayonnement de sa voix ô combien musicale.
Nadia avait déclaré avoir arrêté de composer «avec la conscience que [sa] musique était inutile». L’enregistrement d’aujourd’hui rendant justice à égalité aux deux Sœurs Boulanger convainc l’auditeur que pour une fois le jugement de l’incomparable pédagogue n’était pas sûr. Merci à Johan Farjot d’avoir complété notre connaissance de l’œuvre conjointe des Sœurs Boulanger.
Jean Jordy
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Publié le 27/01/2022 à 20:00, mis à jour le 17/02/2022 à 20:18.