Franz Liszt par Michele Campanella
Années de Pèlerinage
Franz Liszt, Années de Pèlerinage. Michele Campanella, piano. 3 CD Odradek.
Un monument pour le piano. Pour en faire percevoir l’originalité formelle, la profondeur et la variété, ici délicatesse, là impétuosité, ailleurs angoisse, il faut un grand pianiste familier de l’œuvre de Liszt, des années de compagnonnage, une technique de fer, le sens des nuances et celui des contrastes, une musicalité chaleureuse, une haute vision et l’humilité devant le chef d’œuvre qu’on sert. Ainsi en est-il du pianiste italien Michele Campanella, triple lauréat du Grand Prix du disque décerné par l’Académie Franz Liszt de Budapest, auteur d’un livre Il mio Liszt. Considerazioni di un interprète, hymne pudique au compositeur vénéré, maintes fois joué et un peu enregistré. Il a attendu 2020 pour livrer aux micros les trois livres des Années de pèlerinage. L’album de 3CD apparaît ainsi comme un couronnement. Au fil de ce cheminement qui de jour en jour, de pièce à pièce n’est pas seulement géographique et sentimental, mais intellectuel, spirituel, artistique, l’instrument superbe gronde ou frémit, murmure ou rugit, fécondant les choix toujours justes du musicien. Ne fuyant aucune manifestation dramatique, voire épique, l’approche du pianiste italien est souvent de l’ordre de l’intime et de l’introspection. Dans les tableaux, les paysages (chapelle, cloches, lac, source, vallée, jardins et jeux d’eau), nulle recherche de pittoresque, mais ce qu’il faut bien nommer déjà des «impressions», des climats, des atmosphères qui évitent le piège de la musique à programme, et plongent l’auditeur dans les «mémoires d’une âme», comme Hugo disait de ses Contemplations. Dans le livre I, écoutons comme cette âme respire amplement «au bord d’une source», qui n’est pas seulement fluidité virtuose, claire liquidité, mais aspiration à une expansion, à une élévation. Et apprécions la farouche opposition avec un Orage techniquement maîtrisé, d’une véhémence qui fuit toute boursouflure, et en impose par sa droiture, sa noble virilité. La Vallée d’Obermann qui suit, moment musical de 15 minutes, offre à admirer à l’auditeur clairement guidé dans cette promenade qui n’a rien d’agreste un piano nerveusement charpenté et superbement enregistré aux sonorités graves pleines de substance, charnelles et colorées, aux rythmes souples ou vifs: tout ici se dilate, se meut, s’émeut, s’élance, se charge de substance, vit, ardemment. L’instrument semble un organisme animé, animal dont le musicien suscite et capte les pulsations et l’énergie. Dans le Sposalizio qui ouvre la deuxième année, italienne, si beau, si dense et si recueilli, le piano développe une richesse de sonorités inouïes, qui ose la douceur et la solennité, la tendresse et la sérénité, comme si le tableau de Raphaël évoqué inspirait à la fois admiration, piété, éblouissement devant le mystère et la beauté. Après une lecture de Dante est sous titré par le compositeur lui-même Fantasia Quasi Sonata. C’est assez dire l’ambition de cette longue pièce (17’38), aux difficultés techniques et d’architecture complexes. Michele Campanella ne les vainc pas seulement, il les sublime. Le titre emprunté à un poème de Hugo extrait des bien nommées Voix Intérieures (1837)annonce La Symphonie Dante de 1857. L’univers de la Divine Comédie inspire à Liszt une forme cyclique, tourmentée, dont le pianiste manifeste à la fois la construction et l’improvisation, sans dérouter l’auditeur. Il faut dans cette succession de mouvements aux rythmes et aux climats opposés faire sentir l’effroi mais aussi suggérer la paix, dépeindre les ténèbres et en faire surgir la lumière. Le pianiste italien est le maître absolu de cette geste grandiose conduite sans grandiloquence, mais avec quelle éloquence. Et curieusement, quelle science des silences dans cette interprétation. La troisième année n’accuse aucune baisse de tension et de puissance musicales. On en retiendra les fameux Jeux d’eau de la Villa d’Este aux ruissellements incessamment délicats et le Sursum corda hautement inspiré. Notons que Michele Campanella signe le livret d’accompagnement, modèle de texte où l’érudition se fait clé de lecture et d’écoute.
Un triple album de haute, très haute tenue. Une interprétation de maître.
Jean Jordy
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Un monument pour le piano. Pour en faire percevoir l’originalité formelle, la profondeur et la variété, ici délicatesse, là impétuosité, ailleurs angoisse, il faut un grand pianiste familier de l’œuvre de Liszt, des années de compagnonnage, une technique de fer, le sens des nuances et celui des contrastes, une musicalité chaleureuse, une haute vision et l’humilité devant le chef d’œuvre qu’on sert. Ainsi en est-il du pianiste italien Michele Campanella, triple lauréat du Grand Prix du disque décerné par l’Académie Franz Liszt de Budapest, auteur d’un livre Il mio Liszt. Considerazioni di un interprète, hymne pudique au compositeur vénéré, maintes fois joué et un peu enregistré. Il a attendu 2020 pour livrer aux micros les trois livres des Années de pèlerinage. L’album de 3CD apparaît ainsi comme un couronnement. Au fil de ce cheminement qui de jour en jour, de pièce à pièce n’est pas seulement géographique et sentimental, mais intellectuel, spirituel, artistique, l’instrument superbe gronde ou frémit, murmure ou rugit, fécondant les choix toujours justes du musicien. Ne fuyant aucune manifestation dramatique, voire épique, l’approche du pianiste italien est souvent de l’ordre de l’intime et de l’introspection. Dans les tableaux, les paysages (chapelle, cloches, lac, source, vallée, jardins et jeux d’eau), nulle recherche de pittoresque, mais ce qu’il faut bien nommer déjà des «impressions», des climats, des atmosphères qui évitent le piège de la musique à programme, et plongent l’auditeur dans les «mémoires d’une âme», comme Hugo disait de ses Contemplations. Dans le livre I, écoutons comme cette âme respire amplement «au bord d’une source», qui n’est pas seulement fluidité virtuose, claire liquidité, mais aspiration à une expansion, à une élévation. Et apprécions la farouche opposition avec un Orage techniquement maîtrisé, d’une véhémence qui fuit toute boursouflure, et en impose par sa droiture, sa noble virilité. La Vallée d’Obermann qui suit, moment musical de 15 minutes, offre à admirer à l’auditeur clairement guidé dans cette promenade qui n’a rien d’agreste un piano nerveusement charpenté et superbement enregistré aux sonorités graves pleines de substance, charnelles et colorées, aux rythmes souples ou vifs: tout ici se dilate, se meut, s’émeut, s’élance, se charge de substance, vit, ardemment. L’instrument semble un organisme animé, animal dont le musicien suscite et capte les pulsations et l’énergie. Dans le Sposalizio qui ouvre la deuxième année, italienne, si beau, si dense et si recueilli, le piano développe une richesse de sonorités inouïes, qui ose la douceur et la solennité, la tendresse et la sérénité, comme si le tableau de Raphaël évoqué inspirait à la fois admiration, piété, éblouissement devant le mystère et la beauté. Après une lecture de Dante est sous titré par le compositeur lui-même Fantasia Quasi Sonata. C’est assez dire l’ambition de cette longue pièce (17’38), aux difficultés techniques et d’architecture complexes. Michele Campanella ne les vainc pas seulement, il les sublime. Le titre emprunté à un poème de Hugo extrait des bien nommées Voix Intérieures (1837)annonce La Symphonie Dante de 1857. L’univers de la Divine Comédie inspire à Liszt une forme cyclique, tourmentée, dont le pianiste manifeste à la fois la construction et l’improvisation, sans dérouter l’auditeur. Il faut dans cette succession de mouvements aux rythmes et aux climats opposés faire sentir l’effroi mais aussi suggérer la paix, dépeindre les ténèbres et en faire surgir la lumière. Le pianiste italien est le maître absolu de cette geste grandiose conduite sans grandiloquence, mais avec quelle éloquence. Et curieusement, quelle science des silences dans cette interprétation. La troisième année n’accuse aucune baisse de tension et de puissance musicales. On en retiendra les fameux Jeux d’eau de la Villa d’Este aux ruissellements incessamment délicats et le Sursum corda hautement inspiré. Notons que Michele Campanella signe le livret d’accompagnement, modèle de texte où l’érudition se fait clé de lecture et d’écoute.
Un triple album de haute, très haute tenue. Une interprétation de maître.
Jean Jordy
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Publié le 20/10/2021 à 20:30, mis à jour le 20/10/2021 à 20:39.