Véronique Bonnecaze
Les trois sonates de Chopin
Chopin, Sonate n°1 en Ut mineur Op 4, Sonate n°2 en Si bémol mineur Op 35, Sonate n°3 en Si mineur Op 58. Véronique Bonnecaze, piano. CD Paraty 74’08
On a reproché à Chopin de ne pas scrupuleusement respecter les règles de la forme sonate dans ses trois compositions qui portent le titre. Étrange procès intenté par des musiciens (Schumann, d’Indy… ) qui pour certains savaient s’affranchir de tout dogme. Cet enregistrement vibrant dû à Véronique Bonnecaze rappelle à bon escient que l’audace de briser les cadres crée l’espace du lyrisme le plus juste. La première sonate (1828) est-elle plus qu’un exercice? Dédiée à son maître à l’École Supérieure de Musique de Varsovie, Josef Elsner, elle soulève habituellement peu d’enthousiasme, tout au plus un intérêt poli. On aurait tort de la négliger, surtout si, comme ici, on la met en regard des deux autres. Non qu’elle les annonce, mais elle les prépare. Comme pour des sonnets d’adolescents écrits par quelque grand futur poète, on y lit en germe une inspiration singulière, sinon encore la clarté du génie. La pianiste l’interprète avec une intégrité absolue, la faisant chanter malgré son application et sa «majesté» dans l’Allegro maestoso, sourire dans l’Allegretto, épancher un discret mal être dans le Larghetto déjà novateur, disperser ses forces dans un final juvénilement vigoureux. Bien évidemment, le climat et le style ont une tout autre ampleur pour la Sonate n°2 dite «funèbre» (1839). Le piano parfaitement maîtrisé, telle une monture domptée, peut à la fois faire sourdre l’inquiétude et nous emporter dans une chevauchée effrénée. On jurerait que, de la précédente sonate à celle-ci, le Steinway choisi a amplifié son volume, enrichi sa résonance, assombri ses harmoniques, tant le jeu de Véronique Bonnecaze sait en exploiter la pleine puissance, jusque là allégée, édulcorée. C’est désormais l’instrument agitato de l’expression d’une angoisse, d’une pulsion de mort. Le Scherzo contrasté, énergique puis si mélodieusement rêveur, n’apaise pas le combat que semble livrer le compositeur contre des forces obscures. La marche funèbre, tendue, insistante, parfois suspendue exprime -t-elle une défaite, tel le spleen baudelairien: «l’Espoir, /Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique, / Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. »? On l’affirmerait sans la partie centrale à laquelle la pianiste, pénétrée, confère toute sa tendresse infinie, ouvrant cette page célèbre à son étonnante complexité. On admire sans réserve la virtuosité folle du dernier mouvement, bref, halluciné, course comme égarée dont on ignore et l’origine et le but. Puissant contraste et pour l’interprète changement de palette et de touche. Une douce lumière (méditerranéenne?) baigne la dernière sonate (1844), frémissante de fièvre chaleureuse, mais ombrée de tristesse. Véronique Bonnecaze saisit avec sûreté les aspirations débridées et rêveuses (premier mouvement), les vivaces déterminations (Scherzo), les miroitements et ondulations (le Largo enchanteur) ou les fougues péremptoires (Finale) d’une musique qui se rit en effet des codes et des cadres.
Enregistrer les trois sonates de Chopin relève de l’exploit technique (et physique) et de la sensibilité artistique à des climats, à des pulsions et pulsations, à des rythmes très différents dont l’interprète doit exprimer le sens et l’intensité. L’un, magistral, et l’autre, subtile, sont y ici présents. Nous avons salué en son temps le superbe album signé Véronique Bonnecaze d’œuvres de Liszt, Schumann et Chopin (déjà). Les compositeurs romantiques conviennent au tempérament de la pianiste française: elle sait en dire la passion, l’impétuosité, l’indépendance; elle sait aussi en traduire la douleur et la pudeur. Elle fait encore dans ce nouvel opus la démonstration de ses qualités de virtuose et mieux encore de musicienne. Son Chopin, généreux, intime, si humain nous touche profondément.
Jean Jordy
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On a reproché à Chopin de ne pas scrupuleusement respecter les règles de la forme sonate dans ses trois compositions qui portent le titre. Étrange procès intenté par des musiciens (Schumann, d’Indy… ) qui pour certains savaient s’affranchir de tout dogme. Cet enregistrement vibrant dû à Véronique Bonnecaze rappelle à bon escient que l’audace de briser les cadres crée l’espace du lyrisme le plus juste. La première sonate (1828) est-elle plus qu’un exercice? Dédiée à son maître à l’École Supérieure de Musique de Varsovie, Josef Elsner, elle soulève habituellement peu d’enthousiasme, tout au plus un intérêt poli. On aurait tort de la négliger, surtout si, comme ici, on la met en regard des deux autres. Non qu’elle les annonce, mais elle les prépare. Comme pour des sonnets d’adolescents écrits par quelque grand futur poète, on y lit en germe une inspiration singulière, sinon encore la clarté du génie. La pianiste l’interprète avec une intégrité absolue, la faisant chanter malgré son application et sa «majesté» dans l’Allegro maestoso, sourire dans l’Allegretto, épancher un discret mal être dans le Larghetto déjà novateur, disperser ses forces dans un final juvénilement vigoureux. Bien évidemment, le climat et le style ont une tout autre ampleur pour la Sonate n°2 dite «funèbre» (1839). Le piano parfaitement maîtrisé, telle une monture domptée, peut à la fois faire sourdre l’inquiétude et nous emporter dans une chevauchée effrénée. On jurerait que, de la précédente sonate à celle-ci, le Steinway choisi a amplifié son volume, enrichi sa résonance, assombri ses harmoniques, tant le jeu de Véronique Bonnecaze sait en exploiter la pleine puissance, jusque là allégée, édulcorée. C’est désormais l’instrument agitato de l’expression d’une angoisse, d’une pulsion de mort. Le Scherzo contrasté, énergique puis si mélodieusement rêveur, n’apaise pas le combat que semble livrer le compositeur contre des forces obscures. La marche funèbre, tendue, insistante, parfois suspendue exprime -t-elle une défaite, tel le spleen baudelairien: «l’Espoir, /Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique, / Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. »? On l’affirmerait sans la partie centrale à laquelle la pianiste, pénétrée, confère toute sa tendresse infinie, ouvrant cette page célèbre à son étonnante complexité. On admire sans réserve la virtuosité folle du dernier mouvement, bref, halluciné, course comme égarée dont on ignore et l’origine et le but. Puissant contraste et pour l’interprète changement de palette et de touche. Une douce lumière (méditerranéenne?) baigne la dernière sonate (1844), frémissante de fièvre chaleureuse, mais ombrée de tristesse. Véronique Bonnecaze saisit avec sûreté les aspirations débridées et rêveuses (premier mouvement), les vivaces déterminations (Scherzo), les miroitements et ondulations (le Largo enchanteur) ou les fougues péremptoires (Finale) d’une musique qui se rit en effet des codes et des cadres.
Enregistrer les trois sonates de Chopin relève de l’exploit technique (et physique) et de la sensibilité artistique à des climats, à des pulsions et pulsations, à des rythmes très différents dont l’interprète doit exprimer le sens et l’intensité. L’un, magistral, et l’autre, subtile, sont y ici présents. Nous avons salué en son temps le superbe album signé Véronique Bonnecaze d’œuvres de Liszt, Schumann et Chopin (déjà). Les compositeurs romantiques conviennent au tempérament de la pianiste française: elle sait en dire la passion, l’impétuosité, l’indépendance; elle sait aussi en traduire la douleur et la pudeur. Elle fait encore dans ce nouvel opus la démonstration de ses qualités de virtuose et mieux encore de musicienne. Son Chopin, généreux, intime, si humain nous touche profondément.
Jean Jordy
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Publié le 12/10/2021 à 18:54, mis à jour le 12/10/2021 à 18:59.