Laurianne Corneille

L'Hermaphrodite
Robert Schumann, Chants de l’aube opus 133, Kreisleriana, opus 16, Liebeslied opus 25. Laurianne Corneille, piano. CD Klarthe.

Cet album très genré intitulé L’Hermaphrodite a tout pour séduire: l’élégance du jeu de l’interprète, sa vive sensibilité et sa technique subtile et infaillible, la pertinence des choix des œuvres, la construction même du disque, l’évocation de la figure d’un des compositeurs les plus attachants et profonds qui soient, et même la lecture finale d’extraits d’Essais critiques de Roland Barthes censés justifier le concept. Tout pour plaire… ou presque. Car le titre et sa visée intellectuelle, psychanalytique et culturelle irritent et, loin de révéler la singularité et la richesse de cette musique, les recouvrent, tel un maquillage excessif. La notice de présentation, explicitant ce choix, en rajoute. Il faut donc oublier ce péritexte encombrant et abusif et entendre sereinement, à nu, cette musique éclore et s’épanouir. Certes, chacun connaît les deux pôles, les deux faces de l’imaginaire du compositeur, le doux Eusébius et Florestan l’impétueux: faut-il pour autan les sexualiser pour les réunir dans l’être mythologique que l’on sait? Ils sont bien présents ici dans deux recueils composés aux seuils des années de création. Le mouvement même, à rebours de l’ordre chronologique, intéresse. Inaugurant le disque, les Chants de l’aube (1853) bien qu’écrits quelques mois avant la tentative de suicide et trois années avant la mort de Schumann, peuvent être considérés comme une de ses dernières œuvres cohérentes, malgré leur étrangeté soulignée par Clara elle-même. Confessions d’une intranquillité maladive, elles constituent comme une étape d’un parcours artistique inachevé et l’interprétation de Laurianne Corneille le suggère à merveille. Tout y est interrogation, recherche, incertitude, tentation, tentative, essai, mais reste d’une clarté de jeu et de construction exemplaire. Et surtout profondément émouvant. Le deuxième mouvement comme erratique semble au cœur des angoisses du musicien et le cinquième et dernier ne lève pas l’ambiguïté d’un ensemble aussi troublant que magnifique.
«Joue quelquefois mes Kreisleriana! Dans certaines parties, il y a un amour vraiment sauvage, et ta vie et la mienne et beaucoup de tes regards. » écrit Robert à Clara le 3 août 1838. On entend ce cri d’amour dans l’interprétation inspirée de la pianiste française qui sait traduire dans ces Fantaisies fantasques tour à tour la claire lumière et le feu tortueux, l’élan et le tourment, la source rêveuse et le torrent fougueux. La quatrième pièce (Très lent) apaisée allie tendresse et recueillement. Conclure la trop brève partie musicale du disque par le Liebeslied que Liszt arrangea pour piano seul s’avère d’une très pénétrante intelligence musicale. Cette page lyrique, une des plus connues de Schumann, résonne ici comme la réconciliation bienheureuse des contraires, leur fusion, la pulsation la plus apaisée d’un cœur enfin rasséréné.
Un album musicalement superbe qui relève d’une ambition artistique certaine et d’un projet esthétique de haut niveau qui aurait pu gagner à plus de simplicité.

Jean Jordy


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Publié le 22/12/2020 à 10:21, mis à jour le 12/01/2022 à 21:50.