Karol Beffa
En blanc et noir
Karol Beffa, piano. En blanc et noir. Dix-neuf improvisations. CD indésens! 63’06.
La curiosité et la culture de Karol Beffa ne connaissent ni frontières, ni époques, ni bornes géographiques, ni clôtures temporelles. Cette ouverture est au cœur de son nouvel album d’improvisations qui embrasse la musique, la littérature, le cinéma, la philosophie, la peinture, la mathématique, et encore faudrait-il mettre chacun de ces arts, chacune de ces recherches, au pluriel. À nul mieux qu’à lui ne conviendraient la définition classique de l’honnête homme et la formule célèbre: «Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger». Compositeur et pianiste, Beffa choisit d’improviser au piano à partir de formules, de climats, d’intitulés dont on ne sait s’ils sont à l’origine de la pièce ou s’ils lui donnent son titre après coup. Qu’importe, ils orientent l’écoute de l’auditeur et font surgir ou renaitre des images, des humeurs, des émotions qui rencontrent, ou pas, l’intention ou l’intuition du musicien. Prenons quelques exemples. La première impro Mahler à Venise convoque dès les premières notes l’adagio de la Cinquième qu’exploite Visconti pour illustrer le récit de Thomas Mann que Britten transforme en opéra. Et Beffa de construire sur ces motifs multiples une promenade esthétique dans l’onirique cité lacustre. Spleen de Leipzig joue à la fois sur les connotations baudelairiennes et la musique de Bach qu’on retrouve encore dans La Marche du Cantor. En blanc et noir comme les touches d’un piano regarde vers Debussy, dont Des pas sur la glace suivent les traces. La plupart des pages durent quelques minutes à peine, souvent deux ou trois: elles sonnent comme des impromptus musicaux ou de brefs poèmes, parfois comme des rébus, des variations, des miniatures d’énigmes, des jeux de pistes culturels, conçus non pour égarer, mais pour susciter chez l’auditeur la connivence, l’appeler, tel un appeau, voire un leurre, et le guider par des indices subtilement déposés. Et l’improvisation qui n’est pas seulement ludique, mais aussi savante, repose sur l’échange, la correspondance entre deux êtres, le pianiste et le récepteur, tout comme chaque moment musical procède du même échange entre telle œuvre de Mahler, Goya, Liszt, Tchékhov, Schubert, Mishima, Ligeti, Sade, Bach ou Debussy, ici sollicités, et le musicien contemporain. Se développe fugacement une interculturalité vivante et stimulante, et dans tous les sens du terme spirituelle, dont la photo liminaire livre l’éclairante métaphore: Beffa propose une musique en miroirs, dont la mise en abyme reflète les échos à l’infini. La pièce Moebius, référence au ruban du mathématicien allemand, se veut une autre image de cette exploration. Mais il n’y a rien d’abstrait dans ces dix-neuf improvisations, pas plus que de descriptif ou de hasardeux. Ce sont des touches de sensations justes et subtiles à partager, des condensés d’émotions, comme ces fleurs de thé qui, plongées dans l’infusion, s’épanouissent et délivrent leurs couleurs et leur goût. A chacun d’accueillir et de découvrir encore et encore ce disque. Car l’écoute du soir ne sera pas identique à celle du matin, et la nuit réveillera des souvenirs que la vie diurne aurait dissipés. Puisons avec curiosité dans cet album comme on feuillette un livres d’images musicales, d’estampes sonores, en laissant l’imagination vagabonder, ou la mémoire errer, ou l’émotion surgir. La prise de son magnifique fait résonner un piano au timbre rond, exempt de sécheresse et de dureté, pleinement présent, et exalte les qualités d’un pianiste si proche de nous qu’on se croirait liés, intimement.
Jean Jordy
La curiosité et la culture de Karol Beffa ne connaissent ni frontières, ni époques, ni bornes géographiques, ni clôtures temporelles. Cette ouverture est au cœur de son nouvel album d’improvisations qui embrasse la musique, la littérature, le cinéma, la philosophie, la peinture, la mathématique, et encore faudrait-il mettre chacun de ces arts, chacune de ces recherches, au pluriel. À nul mieux qu’à lui ne conviendraient la définition classique de l’honnête homme et la formule célèbre: «Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger». Compositeur et pianiste, Beffa choisit d’improviser au piano à partir de formules, de climats, d’intitulés dont on ne sait s’ils sont à l’origine de la pièce ou s’ils lui donnent son titre après coup. Qu’importe, ils orientent l’écoute de l’auditeur et font surgir ou renaitre des images, des humeurs, des émotions qui rencontrent, ou pas, l’intention ou l’intuition du musicien. Prenons quelques exemples. La première impro Mahler à Venise convoque dès les premières notes l’adagio de la Cinquième qu’exploite Visconti pour illustrer le récit de Thomas Mann que Britten transforme en opéra. Et Beffa de construire sur ces motifs multiples une promenade esthétique dans l’onirique cité lacustre. Spleen de Leipzig joue à la fois sur les connotations baudelairiennes et la musique de Bach qu’on retrouve encore dans La Marche du Cantor. En blanc et noir comme les touches d’un piano regarde vers Debussy, dont Des pas sur la glace suivent les traces. La plupart des pages durent quelques minutes à peine, souvent deux ou trois: elles sonnent comme des impromptus musicaux ou de brefs poèmes, parfois comme des rébus, des variations, des miniatures d’énigmes, des jeux de pistes culturels, conçus non pour égarer, mais pour susciter chez l’auditeur la connivence, l’appeler, tel un appeau, voire un leurre, et le guider par des indices subtilement déposés. Et l’improvisation qui n’est pas seulement ludique, mais aussi savante, repose sur l’échange, la correspondance entre deux êtres, le pianiste et le récepteur, tout comme chaque moment musical procède du même échange entre telle œuvre de Mahler, Goya, Liszt, Tchékhov, Schubert, Mishima, Ligeti, Sade, Bach ou Debussy, ici sollicités, et le musicien contemporain. Se développe fugacement une interculturalité vivante et stimulante, et dans tous les sens du terme spirituelle, dont la photo liminaire livre l’éclairante métaphore: Beffa propose une musique en miroirs, dont la mise en abyme reflète les échos à l’infini. La pièce Moebius, référence au ruban du mathématicien allemand, se veut une autre image de cette exploration. Mais il n’y a rien d’abstrait dans ces dix-neuf improvisations, pas plus que de descriptif ou de hasardeux. Ce sont des touches de sensations justes et subtiles à partager, des condensés d’émotions, comme ces fleurs de thé qui, plongées dans l’infusion, s’épanouissent et délivrent leurs couleurs et leur goût. A chacun d’accueillir et de découvrir encore et encore ce disque. Car l’écoute du soir ne sera pas identique à celle du matin, et la nuit réveillera des souvenirs que la vie diurne aurait dissipés. Puisons avec curiosité dans cet album comme on feuillette un livres d’images musicales, d’estampes sonores, en laissant l’imagination vagabonder, ou la mémoire errer, ou l’émotion surgir. La prise de son magnifique fait résonner un piano au timbre rond, exempt de sécheresse et de dureté, pleinement présent, et exalte les qualités d’un pianiste si proche de nous qu’on se croirait liés, intimement.
Jean Jordy
Publié le 15/01/2019 à 21:07, mis à jour le 06/02/2020 à 23:45.